L’art libre est une notion calquée sur celle de « logiciel libre ». Elle consiste à dire qu’il devrait exister une forme d’art qui offre les mêmes libertés d’utilisation, d’étude, de distribution et de modification que les logiciels libres. Ce thème a un côté fortement politique qui a tendance à polariser les débats et à crisper les positions, si bien que les questions pragmatiques sont souvent noyées dans des considérations philosophiques et éthiques – qui ont aussi leur intérêt. Ici je vais tenter d’être pragmatique, et vous livrer ma réflexion sur ce que pourrait être et devenir l’art libre.
Note importante : tout cet article n’est que le reflet de mon opinion personnelle au moment de l’écriture, et n’engage que moi. De plus, ces réflexions sont basées sur mes connaissances, qui peuvent donc être parcellaires et biaisées ; n’hésitez pas à me corriger cordialement dans les commentaires, je serai ravi d’en discuter et de mettre cet article à jour.
D’autre part, ce texte est déjà très long ; je laisse volontairement certains points de réflexion ouverts au débat. Le cas du domaine public, qui peut être vu comme une extension de l’art libre, est volontairement laissé de côté car il est complexe et à la limite du sujet.
Enfin, si vous êtes familier avec les concepts de logiciel libre et de licence libre, vous pouvez zapper la première partie et atterrir directement au cœur du sujet.
- De quoi parle-t-on exactement ?
- Un peu de contexte
- L’art libre et ses implications
- Pourquoi le libre marche si bien dans certains domaines ?
- Pourquoi l’art libre ne fonctionne pas aussi bien ?
De quoi parle-t-on exactement ?
À l’origine était le logiciel libre
Tout part du concept de logiciel libre. Diverses variantes de la définition existent, la plus connue est celle de la Free Software Foundation, laquelle considère qu’un logiciel est libre s’il permet les quatre libertés suivantes à son utilisateur :
- La liberté d’exécuter le programme comme il le désire, quel que soit l’usage.
- La liberté d’étudier le fonctionnement du programme et de l’adapter à ses besoins.
- La liberté de redistribuer des copies du logiciel,
- La liberté de distribuer lui-même des copies modifiées du programme.
On attache une licence à un logiciel libre – un contrat qui explique les libertés et restrictions qu’a l’utilisateur. Sans elle s’appliquerait le régime du droit d’auteur standard. Beaucoup de subtilités et de variantes différencient les licences existantes, notamment la notion de copyleft, mais je n’entrerai pas dans ces considérations.
Le fait qu’un programme soit libre implique deux choses. La première est qu’il n’est jamais question de prix. Si un logiciel libre est souvent gratuit1, ce n’est aucunement obligatoire. La seconde, est que les libertés d’étude et de modification nécessitent l’accès au code source du logiciel – en gros, ce qui a été écrit par les programmeurs et qui permet d’obtenir l’application finale.
Liberté de créations intellectuelles
Les concepts du logiciel libre peuvent s’appliquer à toute création intellectuelle, mais les licences écrites pour le logiciel libre sont généralement assez peu adaptées à autre chose que du code informatique. C’est pourquoi divers organismes ont inventé toute une flopée de licences appropriées aux œuvres autres que des programmes, dont bien entendu les arts. Les plus diffusées d’entre elles sont sans doute les licences Creative Commons.
Ces licences sont beaucoup utilisées dans certains domaines comme le partage de connaissances (Wikipedia est libre, sous licence CC BY-SA) ou la documentation.
Par contre, elles sont beaucoup plus rares ailleurs. L’art libre, par exemple, est encore exceptionnel.
Notez, car ça va avoir son importance, que toutes ces libertés sont offertes par le créateur à l’utilisateur. Les bénéfices visent donc principalement l’usager, et non l’auteur – il peut y en avoir, mais c’est un effet de bord et ne sont pas garanties par la licence.
Libre diffusion
Au milieu de ces licences libres, on trouve aussi des licences qui ont l’air libres de loin, mais qui ne le sont pas. Elles visent généralement à permettre la distribution des créations auxquelles elles sont associées, mais sans autoriser les quatre libertés sus-citées. Par exemple, il peut être interdit de modifier l’œuvre, ou de la commercialiser. Ces licences sont dites de libre diffusion.
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Principalement à cause de la facilité de redistribution : généralement, les logiciels, comme tous les contenus numériques, sont simples à copier tant qu’il n’y a pas de verrou (DRM) l’interdisant – or ces verrous ne peuvent pas exister sur un logiciel libre, puisqu’ils violeraient la liberté de redistribution. ↩
Un peu de contexte
Dans la vie, je fais du développement informatique ; je contribue, professionnellement ou non à des logiciels libres, et ai rédigé divers contenus libres (dont le présent texte). C’est donc naturellement que je me suis posé la question de l’art libre ; à travers diverses interrogations sur différents forums, en tombant sur des articles sur le sujet, etc.
C’est un thème fait couler beaucoup d’encre – affiché beaucoup de pixels. Ces derniers jours en particulier, Glénat a publié au format papier Pepper & Carrot, une bande dessinée libre sous licence CC-BY de David Revoy. Cette parution et les conditions contractuelles associées ont provoquée une jolie déferlante de messages, pas toujours très cordiaux et mesurés, entre les partisans de l’art libre et les soutiens de la publication traditionnelle telle qu’elle devrait1 être (notamment Béhé et Boulet). Ce billet et ses liens renseigneront efficacement celles et ceux qui veulent des détails sur cette « affaire ».
Là encore, le côté pragmatique de la question – pourquoi le logiciel libre est en pleine forme, pourquoi les contenus de documentation et de partage de connaissances libres sont fréquents, et pourquoi l’art libre est presque inexistant – passe à la trappe. Je vais tenter donc d’étudier le sujet, hors de tout prosélytisme pour une quelconque partie.
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Je trouve intéressant que personne dans ce débat ne soutienne l’édition traditionnelle telle qu’elle est actuellement, preuve supplémentaire s’il en était besoin du problème. ↩
L’art libre et ses implications
Définir l’art libre
Si je reprends les quatre libertés du logiciel libre et que je les applique à l’art, qu’obtiens-je ?
- La liberté d’exécution est un concept un peu compliqué : comment faire la différence, dans l’art, avec la diffusion ? On peut revenir à l’esprit du point, et à la notion d’usage : une œuvre d’art libre serait utilisable quel que soit le contexte, comme retransmettre de la musique dans un commerce.
- La liberté d’étude est très fréquente dans l’art. Si j’étais acide, je prétendrais qu’elle est presque trop exercée, au risque de faire dire n’importe quoi aux œuvres.
- La liberté de redistribution pose deux problèmes. Un, certains arts s’y prêtent peu parce que l’œuvre est unique et/ou éphémère (sculpture, arts vivants, peinture, etc.) ; ou alors on rentre dans des considérations d’œuvres dérivées (photographie, film d’une œuvre, etc.). Deux, quand la redistribution est simple (par exemple les œuvres sur support numérique : musique, photographie, films, textes, etc.) le comportement actuel est plutôt de chercher à interdire la redistribution par tous les moyens, y compris à y dépenser des fortunes.
- La liberté de redistribuer des copies modifiées se heurte, elle aussi à deux obstacles : il faut pouvoir copier et modifier la copie, ce qui peut être techniquement très compliqué.
La notion de « sources », qui permet de créer une œuvre dérivée, peut être également complexe. Si la source d’un texte est essentiellement le texte lui-même, qu’est-ce que la source d’une musique ? Sa partition seulement ? Et dans le cas d’une image, même purement informatique ? Qu’est-ce que les sources d’un film ?
Quand bien même on se mettrait d’accord sur ces définitions de sources, d’autres problèmes apparaissent, par exemple de bêtes contraintes matérielles. Ainsi, en considérant que les sources d’un film d’animation sont les fichiers qui ont permis de le générer : les sources de Big Buck Bunny, qui dure 9 minutes et 56 secondes, font plus de 200 Go (en bas de page, plus de vingt-quatre heures de téléchargement avec une bonne connexion ADSL).
Qu’est-ce donc qu’une œuvre d’art libre ? Il n’y a pas de réponse simple à cette interrogation. Une licence libre est bien entendu indispensable ; mais certaines des libertés promises peuvent se retrouver inapplicables tout naturellement à cause de considérations matérielles, ou parce que la question des sources se pose.
On peut toutefois estimer, au moins à minima (et pour la suite de cet article), qu’une œuvre d’art libre peut être diffusée à volonté, quel que soit l’usage, qu’elle peut être analysée et adaptée aux besoins de l’utilisateur, que sa version diffusée peut être copiée, que ces copies peuvent être modifiées et que ces modifications elles-mêmes peuvent être diffusées.
Les avantages de l’art libre
Maintenant qu’on a une définition, à quoi va bien pouvoir nous servir l’art libre ?
Pour l’utilisateur qui, je le rappelle, est le bénéficiaire voulu des libertés, les avantages sont assez immédiats. Ça règle par exemple la question de la diffusion d’une vidéo, y compris « en séance publique, avec ou sans perception de droits d’entrée ; par quelqu’un d’autre que le détenteur, pour le prêt ou l’usage d’autrui y compris hors du cadre familial et privé ; duplication autorisée ; utilisation pour radio diffusion, télévision ou télédiffusion possibles »1 – et ce sans s’exposer à des poursuites judiciaires, ni même demander à quiconque puisque ces droits sont déjà donnés par la licence.
L’art libre règle aussi le problème de la pénurie artificielle. À partir du moment où la diffusion et la copie sont libres (et que les contraintes physiques les permettent), l’œuvre est disponible, pour toujours. Le terrible « n’est plus édité » n’a plus lieu d’être – et n’imaginez pas que ça n’arrive qu’à des œuvres à la diffusion confidentielle : pendant environ une décennie et jusqu’à sa réédition en 2013, il était impossible de se procurer légalement en France un DVD neuf du film « La famille Addams ».
Les avantages de la libre diffusion et de la libre redistribution sont assez évidents pour l’utilisateur. La modification intéressera sans doute moins de monde, mais peut être très pratique. Imaginez que vous avez besoin de texte, de schémas, de sons, de musique, de vidéo, etc. pour illustrer une de vos productions (et ce quelle que soit cette production, que ce soit une œuvre d’art, un rapport, que vous montiez un opéra ou présentiez une conférence…). Vous pouvez utiliser n’importe quelle œuvre d’art libre pour l’incorporer à votre création. Vous pouvez modifier n’importe quelle œuvre d’art libre pour l’intégrer à votre création – et redistribuer le tout !
Ici les exemples sont simples, mais ça peut aller chercher beaucoup plus loin, la seule limite étant celle de votre imagination.
Et pour l’auteur dans tout ça ? Eh bien, il peut y gagner aussi. La pérennité de la disponibilité de ses œuvres est intéressante. On pourrait mentionner les œuvres dérivées, rendues possibles, traductions comprises.
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D’après les phrases écrites en rond sur le pourtour de quasiment tous les DVD du commerce… ↩
Pourquoi le libre marche si bien dans certains domaines ?
Comme je l’indiquais plus haut, on trouve beaucoup de créations libres dans le logiciel, et dans certains types de productions non artistiques, comme la transmission de connaissances, au sens large du terme.
La réutilisation
Une création libre, un logiciel en particulier, peut être massivement réutilisée. Par exemple, le noyau Linux qui est l’un des plus gros programmes libres du monde, est exécuté littéralement des milliards de fois, puisqu’on le trouve dans tous les téléphones Android, dans beaucoup de serveurs Internet, de réseaux internes d’entreprise, dans des objets « connectés » comme des SmartTV et j’en passe. Les libertés d’utilisation pour tous usages et de redistribution, couplée avec la simplicité « naturelle » de copie dans le monde informatique, ont rapidement diffusé les logiciels libres.
Cette notion de réutilisation se retrouve dans une tendance lourde de l’informatique aujourd’hui : de plus en plus de composants « outils » (langages, bibliothèques, frameworks, etc.) sont publiés sous licence libre. En fait, tous les exemples de logiciels-outils non libres que je sais s’être lancés ces dernières années soit sont des produits de niche, soit ont échoué.
L’amélioration mutuelle
L’un des avantages des créations libres, c’est que les utilisateurs peuvent les modifier – et donc les améliorer. Or, en informatique, la notion « d’amélioration » est plutôt consensuelle.
Ainsi, les usagers d’un logiciel libre peuvent dénicher et signaler les problèmes, mais aussi les corriger eux-mêmes. De même pour les nouvelles fonctionnalités. C’est spécialement vrai pour les logiciels-outils dont je parlais plus haut : les utilisateurs sont eux-mêmes développeurs, et donc ont plus de chances d’améliorer les logiciels dont ils se servent qu’un non-informaticien. Libérer un logiciel, particulièrement un logiciel-outil, c’est par conséquent une amélioration mutuelle :
- l’utilisateur profite des perfectionnements rendus disponibles par toute la communauté des utilisateurs de ce composant ;
- le créateur n’a pas à faire lui-même tout le travail d’amélioration du composant.
Ainsi, toute la communauté tire parti du travail de tout le monde.
Une relation gagnant/gagnant avec l’industrie ?
Malgré beaucoup de réticences de la part de l’industrie (dans le passé, et même encore maintenant), le logiciel libre n’a pas provoqué le chômage catastrophique que certains prévoyaient, parce qu’elle a su s’adapter, et que dans bien des cas une relation gagnant/gagnant s’est créée entre l’industrie logicielle « traditionnelle », qui vend des programmes informatiques, et le monde du logiciel libre.
En fait, gagner de l’argent directement en vendant du logiciel libre est assez rare, ne serait-ce qu’à cause des clauses de libre utilisation et redistribution qui empêchent de fait des modèles de licences payantes à l’achat ou à l’usage du produit.
Par contre, beaucoup d’entreprises vivent indirectement du logiciel libre :
- En vendant des logiciels non libres plus ou moins basés sur du libre – Microsoft, Apple, Google, Amazon, pour ne citer qu’eux, sont dans ce cas.
- En vendant des services autour des logiciels libres : des formations, de l’aide au maniement, du support technique, de l’hébergement, des solutions clé en main quand l’usage de l’outil n’est pas trivial, etc.
On se retrouve donc avec un monde dans lequel :
- D’une part, les entreprises gagnent à utiliser du logiciel libre dans leurs produits (et c’est à des degrés divers le cas de la plupart des établissements informatiques aujourd’hui).
- D’autre part, ces entreprises permettent au logiciel libre de fonctionner, parce qu’elles y concourent massivement (voir, par exemple, la liste des contributeurs au noyau Linux).
En résumé, la plupart des gros projets de logiciel libre n’auraient jamais atteint leur taille sans le soutien d’entreprises ou de fondations leur permettant d’embaucher des développeurs ; et beaucoup d’entreprises de logiciels n’auraient pas pu s’étendre si bien si elles avaient dû baser leurs créations intégralement sur des outils non libres.
Pourquoi l’art libre ne fonctionne pas aussi bien ?
Pour faire court, parce que les forces du logiciel libre sont difficilement applicables à l’art ; et pour quelques raisons propres à la destination des productions et à l’industrie en place. Je vais détailler tout ça.
La faiblesse de la réutilisabilité
On trouve beaucoup d’exemples de réutilisation indirecte d’œuvres d'art – dans le sens où l'idée est copiée, mais pas le matériau de l’œuvre lui-même. On peut citer les adaptations (parfois exploitées jusqu’à la nausée) et les fan-fictions.
Au contraire des logiciels ou des contenus d’apprentissage, réutiliser directement de l’art, c'est-à-dire l’intégration d’une œuvre directement ou en partie dans une autre, est quelque chose de difficile. Non pas qu’il soit compliqué de faire une œuvre dérivée (certains s’en font une spécialité), au contraire. Mais si on excepte les cas de plagiat par flemme ou opportunisme, les exemples de réutilisation directe dans l’art sont plutôt rares.
Inversement, dans les logiciels outils (qui sont ceux le plus « libérés » aujourd’hui) la réutilisation est l’utilisation normale.
« Améliorer » de l’art ?
On l’a vu, la notion d’amélioration dans le logiciel ou le contenu didactique est généralement consensuelle. Dans l’art, pas du tout ; les gouts personnels entrent très violemment en jeu, et une œuvre pourra être considérée comme géniale ou catastrophique selon le point de vue.
De plus, le perfectionnement d’une œuvre d’art, en admettant qu’il soit physiquement possible, semble complexe, même pour un groupe de personnes qualifiées et motivées – notamment, car la notion de style entre en jeu. Par exemple, dans De bons présages, un roman de Neil Gaiman et Terry Pratchett, en connaissant les deux auteurs on devine assez bien qui a écrit quoi. On pourrait aussi disserter du rapport investissement/résultat à l’amélioration d’une œuvre, mais ce serait très spéculatif.
Les difficiles relations entre art et argent
C’est sans doute ce point qui enflamme le plus les débats : art et argent ne font pas du tout bon ménage.
Bien sûr, on trouve quelques artistes qui gagnent très bien leur vie, mais c’est très loin d’être la majorité. Je ne sais pas ce qu’il en est dans d’autres pays, mais le Français semble considérer que l’artiste, quel qu’il soit, se doit de vivre d’amour et d’eau fraiche. Gagner de l’argent, ou pire, travailler pour une entreprise quand on est artiste est vraiment très mal vu. Véronique Ovaldé confiait il y a quelques jours sur France Info qu’elle avait dû arrêter d’écrire des textes de commande tant ça lui posait de problèmes et tant elle devait se justifier. Dire à un artiste est qu’il fait « du commercial » est généralement perçu comme une insulte.
Pire : ce n’est pas qu’une posture du public. Ici je me restreins aux domaines du roman et de la bande dessinée, n’ayant pas assez d’informations sur les autres arts pour en parler. Le roman et la bande dessinée, donc, sont victimes d’un déséquilibre complet de la chaine d’édition, qui a pour conséquences, entre autres, une surproduction massive (six-cent-cinquante romans pour cette rentrée littéraire 2016 !) et un effondrement de la rémunération des auteurs. Même quelqu’un comme l’auteur de Garulfo, une série qui a eu un certain succès a jeté l’éponge. Le milieu de la musique n’a pas l’air dans un bien meilleur état.
Je passe volontairement sous silence la question du piratage, dans la mesure où le logiciel est aussi impacté, et que la situation évolue trop vite avec des chiffres trop flous pour que je me permette une remarque pertinente.
Inversement, on a des entreprises qui investissent beaucoup dans le logiciel libre.
Dans l’art comme dans le développement logiciel, on trouve beaucoup d’amateurs – et, soyons honnêtes, beaucoup de mauvais amateurs, même si la majorité d’entre eux ne prétends pas faire de cette activité autre chose qu’un hobby. Pour comparer ce qui est comparable, si on ne considère que les personnes formées à un art d’un côté ou au développement logiciel de l’autre, on remarque que les développeurs sont généralement bien rémunérés et ont un taux de chômage sectoriel très faible, quand les artistes galèrent, sont sous-payés voire ne trouvent aucun travail dans leur domaine y compris suite à une formation reconnue. En fait, si vous avez les capacités de faire du bon développement logiciel, vous pourrez normalement en vivre. Mais même en ayant un talent artistique reconnu par le grand public et les artistes, il vous sera difficile d’en vivre. L’une des conséquences, c’est qu’il y a un vivier de développeurs qui peuvent, matériellement, donner du temps au libre, au contraire du vivier d’artistes en capacité de faire de même.
Certes, il y a toujours des personnes prêtes à faire avancer le libre de manière totalement bénévole, ou via des structures autofinancées. C’est ainsi que s’est lancé le logiciel libre. Mais je ne crois pas que l’art libre puisse se développer grandement sans l’aide de l’industrie à un moment ou à un autre – tout comme le logiciel libre ne s’est jamais aussi bien porté que depuis que l’industrie a compris qu’elle était gagnante dans le processus. Or, les industries culturelles sont très conservatrices (en particulier l’édition d’ailleurs), et sont toujours à adresser des problématiques et tester des solutions tentées il y a des décennies par l’industrie logicielle…
La destination des productions
C’est peut-être la différence la plus structurante. Une œuvre d’art, dans le sens courant le plus large, est un produit fini, destiné à être « consommé » tel quel par les « utilisateurs ». Bien entendu, on peut toujours imaginer des œuvres dérivées, mais ce n’est pas le but premier.
Or, un logiciel, un document de transmissions de connaissances (encyclopédie, tutoriel, etc.) n’est pratiquement jamais un produit fini1 : c’est plutôt un outil. Cet outil peut être destiné à la réalisation d’autres logiciels, à un utilisateur final (votre système d’exploitation, le navigateur grâce auquel vous lisez ce texte, etc.) ; ce peut être un instrument d’apprentissage… Mais en soi, ces choses qui fonctionnent si bien sous licence libre ont rarement un intérêt intrinsèque. Ce qui est la définition contraire d’une œuvre d’art !
Or, cette destination de la création importe énormément dans le processus qui mène à sa réalisation : quels sont les choix faits, pourquoi, qui en a la responsabilité (ici rentre en compte l’artiste, son influence directe et son égo)… autant de paramètres dont la définition fait de l’œuvre ce qu’elle est. On pourrait philosopher sur le lien entre une œuvre et son créateur, ce qui nous entrainerait trop loin. On peut cependant constater que, dans notre société occidentale moderne, une œuvre est rarement dissociée de son créateur, et c’est loin de changer. Essayez de penser à la dernière fois où on vous a présenté une œuvre d’art sans vous dire un mot sur son auteur. Le logiciel, typiquement, est rattaché à un éditeur, qui est une entité protéiforme : bien que ce dernier ait une influence sur le produit final, les choix ne sont pas aussi puissants que dans l’art2.
Sans doute trouvera-t-on dans un futur que j’espère proche toute une batterie d’outils artistiques libres. Ceux-ci pourraient être des outils techniques (certains existent déjà) ou des outils artistiques : bases d’éléments réutilisables, univers entiers à développer, méthodes diverses, tout ce qui peut sortir de votre imagination et être réemployé ou servir à la production d’une œuvre d’art.
Mais je ne crois pas à la diffusion massive d’œuvres d’art libres dans un futur proche, ni même à moyen terme. Peut-être qu’on trouvera une quantité respectable d’œuvres sous licence de libre diffusion.
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À l’exception notable des jeux vidéos, alliance parfaite de l’art et du logiciel. Les jeux vidéos libres sont rares ; les jeux vidéos libres ayant connu du succès sont très exceptionnels. ↩
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Prenons le cas d’un art qui nécessite beaucoup d’acteurs – plus que beaucoup de logiciels : un film, un ballet, une pièce de théâtre, etc. Généralement, ces œuvres sont créditées respectivement au réalisateur, à l’auteur, au metteur en scène, parfois à plusieurs de ces personnages – mais très rarement à une entité aussi floue qu’un éditeur. ↩
Un immense merci à vous si vous êtes arrivé au bout de ce très long raisonnement sur l’état de l’art libre. Merci aussi à nohar, Renault et Gabbro pour leurs relectures et commentaires pertinents. N’hésitez pas à me contredire, à débattre dans les commentaires, à apporter des preuves que je dis n’importe quoi le cas échéant, et à partager cet article s’il vous a plu !
Un exemple d'utilisation de l’art libre : l'icône est d'après David Revoy, CC-BY 4.0.