Avec ou sans confinement, il m’est déjà arrivé quelquefois de réaliser du pain. Alors avec le confinement et le fait d’être coincé chez moi, plus le fait que mon boulanger (oui, ça existe encore, mais ce n’est pas simple à trouver en ville) travaille en service réduit, bah me voilà reparti.
Et puisqu’on est dedans, on va quand même essayer d’expliquer un peu ce qu’il se passe. Et normalement, ça va vous surprendre.
Disclaimer: à en juger les billets du tag cuisine, @entwanne fait ça mieux que moi
- Première partie : préparer la pâte
- Pourquoi ça marche ? À propos de la levure
- Le façonnage
- Pourquoi ça marche ? La farine
- Étape finale: la cuisson
Première partie : préparer la pâte
Le pain et l’homme, c’est une très longue histoire, puisqu’elle date au moins de l’apparition de l’agriculture voire même avant. Et en plus, la recette est très simple : de la farine (ou en tout cas une source d'amidon, mais généralement issue de céréales) et de l’eau, en proportions choisies. On met au four et c’est bon. Vraiment. Et si on a pas de four, une pierre plate chaude ou un coin du feu fait l’affaire (et c’est très drôle à faire quand vous animez des mouvements de jeunesse).
Ceci dit, on rajoute en général un troisième ingrédient, la levure. On aura l’occasion d’y revenir, mais l’idée est de faire gonfler la pâte par production de gaz carbonique. @Gabbro en a déjà parlé dans son excellent tutoriel pourquoi ça gonfle ?, que je vous recommande bien entendu.
Et évidemment, en pratique, on peut rajouter plein d’autres choses: des fruits secs, encore d’autres céréales, du sucre, des raisins, du lait (pour faire des pains au lait), des œufs et du beurre (pour faire de la brioche), etc. Il n’y a de limite que l’imagination et le bon sens.
La pâte
Pour ce qui est des ingrédients, on va partir sur quelque chose de simple (internet est truffé de variations pour ceux qui sont inspirés ou qui ont des trucs à éliminer dans leurs armoires) :
- 500 g de farine de blé ;
- 1 pincée de sel (en vrai, le pain sans sel, ce n’est pas bon) ;
- 30 cl d’eau tiède (pas trop chaude, idéalement 20°C, vous pouvez utiliser votre robinet pour ça) ;
- 1 sachet de levure sèche de boulanger (ce qui fait, chez moi, 11g de levure, si vous utilisez de la levure fraîche prenez plutôt 20g, ce qui devrait faire un demi-cube) ;
- 1 cuillère à soupe de sucre.
Dans les recettes pour machine à pain, on conseille également de rajouter un peu de matière grasse. Évidement ce n’est pas obligatoire. Mais si vous le souhaitez, environ 20 g pour 500g de farine suffisent.
On commence par rajouter le sucre dans l’eau tiède, puis on délaye la levure dedans. L’idée ici, c’est de réactiver la levure (on peut ceci dit s’en passer et directement mélanger la levure à la farine) en la plaçant en milieu (très) humide, chaud (mais pas trop), et riche en sucre. On doit par contre éviter de la mettre en contact du sel, qui la dégraderait. Et bref, la levure fait alors ce qu’elle doit faire, c’est-à-dire du gaz carbonique.
Dans un plat, mettez votre farine, rajoutez votre pincée de sel, mélangez un peu et faites un creuset:
Puis, versez votre mélange eau+levure au centre:
Puis il faut mélanger. Vous pouvez commencer au batteur ou au robot (en utilisant la pièce qui fait crochet de l’un de ces deux instruments), mais à un moment, vous n’y couperez pas, il va falloir pétrir.
Pétrir
Petits conseils en vrac avant de commencer:
- Prévoyez un peu d’eau et de farine à proximité, parce que sinon, vous serez bon pour vous relaver les mains une deuxième fois ou en foutre partout sur vos poignées d’armoire, votre robinet et votre paquet de farine (pro tip: ne faites pas ça).
- Lavez-vous (convenablement) les mains avant. Heureusement, avec le COVID-19, c’est normalement devenu un réflexe.
- Le pétrissage, ça prend du temps (on recommande minimum 10 minutes). Ne vous inquiétez pas, vous aurez le temps de faire autre chose après.
Pour pétrir à la main, je vous conseille la technique suivante : on étire, on plie le résultat en deux ou trois, on appuie fermement, pour bien aplatir les couches, on tourne d’un quart de tour, et on recommence. À la fin, la pâte doit être souple et élastique, mais pas trop sèche (elle ne doit plus vous coller aux doigts quand vous la pétrissez). Donc, n’hésitez pas à rajouter un peu 1 d’eau et de farine au besoin.
Et une fois que tout ça est fini, on est parti pour la fermentation (qu’on appelle aussi le pointage). Cette étape doit être relativement longue, donc compter minimum une heure, et n’hésitez pas à pousser jusque deux voire trois heures. La boule doit être placée dans un plat, qu’on recouvre d’un linge puis qu’on place dans un environnement légèrement chaud (environ 20°C) et humide (vous pouvez humidifier le linge qui recouvre le plat).
Certains recommandent carrément de faire lever la pâte pendant 10 à 12 heures au frigo, pour encore une meilleure mie. Je n’ai jamais essayé.
- Si vous en rajoutez trop, vous êtes parti pour un cycle sans fin d’ajustement de la quantité d’eau et de farine. ↩
Pourquoi ça marche ? À propos de la levure
Pendant que ça repose, premier petit intermède biologique.
D’une manière ou d’une autre, le but est de produire une matrice aérée. Le problème, c’est que la levure chimique (un mélange contenant, entre autres, du bicarbonate de sodium qui libère du CO2 sous l’action de la chaleur dans les bonnes conditions) ne suffirait pas à obtenir la texture du pain (comparez la texture d’un gâteau à celle du pain, il y a beaucoup plus de "trous" dans ce dernier). Pour y arriver, il nous faut donc deux composants: la levure, qui va produire le CO2 en grande quantité de manière relativement continue pendant toute la préparation et une farine panifiable, qui vont créer les conditions pour que le CO2 ne s’échappe pas (j’en parlerai plus tard).
Levure ?
… Non, mais quelle idée, en vrai ? En effet, comme je l’ai dit, le pain peut également se consommer sous forme de galettes,1 mais pour ainsi dire, c’est très ferme et parfois un peu dur (on est plus sur la texture du biscuit,2 finalement, même si les ingrédients sont différents). L’ajout de levure permet d’aérer la pâte (donc, modifier sa structure), mais modifie également le goût du pain, de différentes manières en fonction de la levure utilisée.
Biologiquement, la levure est un champignon, une catégorie d’êtres vivants eucaryotes (dont les cellules ont un fonctionnement similaire aux nôtres, à l’inverse des archées et les bactéries, à qui il manque différents éléments). Ici, on parle plus particulièrement d’une famille de champignons unicellulaires, qui comme tout être vivant a deux préoccupations dans la vie: (sur)vivre et se reproduire. Et pour faire ça, la levure (tout comme nous) a besoin d’énergie.
Principe de la respiration (aérobie)
Cette énergie, elle la trouve sous la forme de sucres.3 Enfin, de sucres particuliers, les monosaccarides. Manque de pot, ce n’est pas la forme sous laquelle nous connaissons généralement le sucre, qui est en fait le saccarose, un disaccaride issu de l’exploitation de la betterave sucrière. Ceci dit, ce n’est pas trop grave, les levures (et nous aussi, d’ailleurs) possèdent une enzyme (un catalyseur biochimique accélérant fortement une réaction qui demanderait, autrement, une énergie et un temps prohibitif) capable de découper le saccarose en ces deux monosaccarides.
Le glucose (ainsi que, en gros, tout autre monosaccaride) est la base du processus de respiration cellulaire, schématisé ci-dessous. À noter que c’est un microorganisme intracellulaire, la mitochondrie qui fait en fait le gros du travail !
La respiration cellulaire, ce n’est pas très compliqué:
- À l’intérieur de la cellule (dans le cytosol), le monosaccaride (une molécule à 6 carbones) est tout d’abord divisé (par des enzymes) en deux molécules de pyruvate (molécules à 3 carbones) qui entrent dans la mitochondrie et sont chargées sur une molécule de transport (le coenzyme A, ou CoA).
- L’acétyl-CoA (le CoA + l’acétyle) passe dans le cycle de Krebs. Dans celui-ci, le groupement acétyle est petit à petit oxydé. Ne vous laissez pas avoir par le terme : la combustion est également une oxydation. Si on simplifie fortement, on peut dire que le but de ce cycle est de brûler l’acétyle et d’en récupérer l’énergie qui s’en dégage (vu que c’est une oxydation, ce qu’on récupère est en fait des électrons). Celle-ci est temporairement stockée sous la forme de NADH. Bien entendu, vu qu’il s’agit à peu près d’une combustion, le résultat est du dioxyde de carbone, CO2. Le résultat de cette chaine est un CoA nu, qui peut alors se recharger d’un acétyle et recommencer son petit bonhomme de chemin.
- Finalement, l’énergie est stockée sous la forme réellement utile à l’organisme via le processus de phosphorylation oxydative : les ATP (adénosine triphosphate). En effet, la déphosphorylation (donc le processus inverse) de ce composé (pour donner de l’adénosine diphosphate, ADP) libère une grande quantité d’énergie, donc l’ATP est utilisé comme monnaie d’échange énergétique dans tous les endroits de la cellule. Cette dernière étape produit une très grande quantité d’ATP, mais nécessite de l’oxygène.
Bref, si on fait le compte, voilà ce que ça donne :
glucose + 6 O2 + ±38 ADP + ±38 Pi → 6 CO2 + 6 H2O + ±38 ATP + chaleur
La respiration cellulaire est un processus biochimique extrêmement efficace pour récupérer l’énergie du glucose : finalement, l’énergie effectivement récupérée (sous la forme d’ATP, et en comptant la chaleur résiduelle, qui sert à maintenir la cellule à bonne température) est à peu près équivalente à celle que produit effectivement la combustion de cette molécule de glucose. On voit aussi d’où provient une partie du dioxyde de carbone qui nous sert en pratique à gonfler la pâte.
Le seul défaut de tout cela, c’est que c’est un processus aérobie, c’est-à-dire qui ne peut se faire qu’en présence d’oxygène (essentiel à la dernière étape).
Petite astuce : on conseille, au lieu d’utiliser du saccarose, de délayer la levure dans de l’eau avec du miel. En effet, celui-ci est composé a à peu près 60% de monosaccarides (fructose et glucose), ce qui rend ces sucres directement disponibles pour la levure. En plus, le miel contient naturellement des amylases, dont on reparlera plus bas.
On fait ce qu’on peut avec ce qu’on a : la fermentation
En l’absence d’oxygène, les mitochondries ne travaillent plus. Cela signifie que le pyruvate qui est produit n’est plus absorbé par celles-ci, et donc s’accumule à l’intérieur de la cellule. Le but de la fermentation est d’exploiter ce pyruvate (par une oxydation partielle de celui-ci) pour tout de même produire de l’ATP. En fonction du type d’organisme, différentes stratégies sont employées (cette stratégie dépend fondamentalement des protéines que la cellule produit : en soi toutes les stratégies se valent).
La fermentation lactique
Première technique : certaines bactéries (ferments lactiques) et cellules animales sont capables de réaliser la fermentation lactique, qui comme son nom l’indique, transforme le pyruvate en acide lactique :
glucose + 2 ADP + 2 Pi → 2 ATP + 2 molécules d’acide lactique + 2 H+ + 2 H20
Résultat des courses, seulement deux ATP de produits, donc un rendement bien (!) moins inférieur à celui de la respiration cellulaire. Ce qui en résulte est également est une acidification, petit à petit, du milieu … Jusqu’à un point ou les bactéries elles-mêmes meurent (mais également tout autre microorganisme qui aurait survécu jusque-là), rendant le milieu à peu près stérile. C’est le processus que l’homme exploite pour la fabrication des produits à base de lait (le yaourt ou le fromage), à base de viande (le saucisson) ou encore à base de fruits et légumes (l’exemple le plus connu étant la choucroute, qui est donc normalement obtenue à base de chou fermenté).
Il faut également noter que nous faisons, de temps à autre, la fermentation lactique. En fait, c’est ce qui se passe en cas d’effort physique intense : la quantité en oxygène devient inférieure à celui en sucre, puisque l’oxygène est immédiatement consommé. Afin d’éviter l’arrêt de la production de pyruvate (puisqu’il doit tout de même être disponible pour être utilisé), une partie est fermentée en acide lactique. À noter que contrairement à la croyance populaire, cet acide lactique n’est absolument pas la cause des courbatures qui serait toute autre. L’acide lactique est métabolisé (transformé) bien avant l’apparition de celles-ci. Et ce n’est pas non plus la cause des crampes.
Plus proche du sujet, la fermentation lactique est impliquée dans la fermentation des pains au levain, ce qui explique son gout légèrement acide.4 En effet, le levain est obtenu spontanément à partir des bactéries et levures présentes dans l’environnement (et dans la farine), dont des lactobacilles (qui, encore une fois, interviennent également dans la fabrication du fromage).
Fermentation alcoolique
Sauf que la levure de boulanger, une des souches de Saccaromycès cerevisiae, elle fait une fermentation alcoolique (comme son nom l’indique d’ailleurs très bien), qui produit de l’éthanol (un alcool à deux carbones communément désigné sous le nom d’alcool). La réaction n’est pas plus rentable énergétiquement que la fermentation lactique, notez, mais elle est très intéressante dans le cas qui nous occupe :
glucose + 2 ADP + 2 Pi → 2 ATP + 2 molécules d’éthanol + 2 CO2 + 2 H20
Cette levure est issue de la fabrication de boissons alcoolisées, en particulier de bière. C’est probablement dans des endroits associés à la fermentation alcoolique que son pouvoir de faire gonfler le pain a été découvert (ça reste un champignon, après tout, donc les contaminations sont possibles), et c’est d’ailleurs les brasseries qui fournissaient les boulangers en levure pendant tout un temps, quand ceux-ci souhaitaient éviter le gout acidulé du levain.
L’histoire raconte ceci dit que les brasseurs sont progressivement passés à une autre souche, Saccaromycès pastorianus,5 qui avait pour avantage de fermenter à plus basse température (10–15°C), là ou cerevisiae travaille à des températures aux alentours de 20°C, plus intéressantes pour la boulangerie. C’est ce qui a alors poussé les boulangers à s’intéresser à la production de la levure sous les différentes formes qu’on connait aujourd’hui (déshydratée, fraiche …)
Et du coup, en matière de bière, on peut distinguer 3 familles en fonction de la levure employée :
- La souche cerevisiae est impliquée dans des bières de fermentations dites hautes, ou ale, c’est-à-dire des bières avec un relativement fort taux d’alcool (>5%), obtenues après une fermentation à des températures entre 15 et 25°C. C’est ceci dit une température favorable au développement d’autres bactéries, ce qui fait que ces bières se conservent moins longtemps. Elles sont également un peu moins pétillantes. C’est comme ça que sont produites un grand nombre de bonnes bières belges, une fois.
- La sourche pastorianus est impliquée dans les bières de fermentations dites basses, ou lager (ou plus communément pils), bières produites à plus basses températures (de 10 à 15°C). Elles se conservent beaucoup plus longtemps, mais ont un taux d’alcool plus faible. Elles sont également plus pétillantes.
- Et puis finalement, on retrouve la fermentation spontanée avec les lambics (une spécialité bruxelloise due à une levure endogène). Et donc, forcément, un gout un peu plus acide. C’est particulier, mais ce n’est pas mauvais.
Évidemment, les levures dans le pain passent relativement vite (environ 20 minutes) en respiration anaérobie (quelle que soit l’insistance avec laquelle vous avez pétri, d’ailleurs). L’avantage, c’est que du dioxyde de carbone continue à être produit malgré tout, en plus d’éthanol, ce qui participe à gonfler la pâte. Par contre, vous pouvez constater que le rendement en CO2 est plus faible : c’est pour ça que la pâte gonfle très vite au début, puis qu’il faut attendre longtemps, la production en dioxyde de carbone étant plus lente.
Tout comme l’acide lactique, l’éthanol finit ceci dit par tuer les levures. Ça n’arrive pas dans le processus de panification (ou c’est la chaleur qui aura raison d’elles, les levures étant définitivement irrécupérables au-delà de 50°C), mais c’est ce qui explique qu’on peut arriver avec la fermentation à un taux d’alcool maximal de 12 à 16% (en fonction du procédé et de la souche impliquée). Au-delà, une distillation est nécessaire. Mais je m’éloigne du sujet.
- Mot très chargé en significations en fonction d’où vous venez (surtout chez les Bretons, pour ne pas les citer), mais ici je réfère au mélange farine+eau. ↩
- Encore une fois, on n’a pas tous la même idée en tête quand on pense à biscuit . Pensez à la texture un sablé, bien que, encore une fois, les ingrédients sont différents. ↩
- Tout comme nous, les levures sont capables d’explorer d’autres sources, mais tout de même moins que nous. ↩
- Et un peu plus riche, aussi. ↩
- Qui c’est, un temps, appelé Saccaromycès carlsbergensis … Oui, comme la bière. ↩
Le façonnage
En direct de l’étape de fermentation
Bref, la levure a bien travaillé. À l’odeur, vous pouvez avoir l’impression que ça sent un peu l’alcool, ce qui est normal, vu que la levure en a effectivement produit (voir section précédente). Et au gout, ça doit être un peu acide.
Reprise de la fabrication … Mais pas pour longtemps
Maintenant, on va prendre la pâte, la séparer en autant de pâtons que vous souhaitez de pains, et les replier trois ou quatre fois (en appuyant à chaque fois). En effet, il faut dégazer la pâte: si le gaz carbonique a bien créé des cavités qui serviront à la mie, elles sont beaucoup trop grandes (c’est d’ailleurs visible sur la photo ci-dessus). Dégazer va donc participer à en réduire la taille (et donc à en augmenter la densité). Ne vous inquiétez pas trop pour le CO2 perdu : on va en refaire.
En effet, après que vous aillez façonné vos pâtons selon la forme que vous souhaitez (et éventuellement mis dans un moule fariné), on est reparti pour une heure (vous pouvez même attendre un peu plus, mais pas trop) de repos. Vous pouvez, une fois encore, légèrement humidifier le linge que vous placez sur vos pâtons quand ils reposent.
Mettez une minuterie pour penser à préchauffer le four, à 210–220°C, au bon moment. Ce que vous pouvez également faire, c’est placer dans le bas du four une lèchefrite remplie d’un fond d’eau, afin de faire une cuisson assistée par la vapeur. Ça aura pour effet d’améliorer la croute (j’explique ça ci-dessous).
- Nooooon, ce n’est pas une excuse pourrie pour mettre une photo de mon chat. Du tout. ↩
Pourquoi ça marche ? La farine
Figurez-vous que la levure n’est qu’une partie de l’équation pour la réussite du pain : la seconde est le choix de la farine, et en particulier de ses propriétés. Et en fait très peu de céréales permettent de faire du pain,1 c’est principalement la farine de blé tendre (ou de froment, vu qu’il s’agit d’un synonyme) qui est employée. Pour comprendre ça, il va falloir s’intéresser à ce que contiennent ces farines.
Mais avant, pourquoi on mange du pain ? L’amidon
La farine de blé (et c’est pareil pour les autres céréales) est issue du grain de blé, qui est plus un fruit sec qu’une graine.2 Schématiquement, un grain de blé est constitué de 3 parties :
- L'enveloppe est principalement constituée de fibres (donc de cellulose) et de sels minéraux. On l’élimine plus ou moins fort par blutage,3 ce qui va donner une farine plus ou moins blanche (et, diront certains, avec plus ou moins de gout). C’est de là que provient le son, principalement utilisé pour les farines animales (et parfois pour l’homme).
- Le germe, c’est-à-dire l’embryon, est la partie d’où provient la plante si elle se développe. Il est riche en graisse et en vitamines. Il est également éliminé de la farine, car le rancissement des matières grasses lui donne un gout assez peu plaisant. Par ailleurs, on ne peut pas utiliser du blé qui aurait déjà germé.
- Et finalement, l'albumen, qui est aussi appelée amande farineuse ou endosperme. Comme son nom l’indique, c’est ce qui va permettre d’obtenir la farine. Au niveau composition, on y retrouve de l’amidon et des protéines. Normalement, il sert de réserve pour le germe si celui-ci venait à se développer.
En tant qu’être humain, c’est cette troisième partie qui nous intéresse, car elle contient ce qu’on y recherche, à savoir l’amidon qui est un polymère (un enchainement) de beaucoup de … Glucose.4 Il s’agit en fait d’une des sources principales de glucose (et donc la raison pour laquelle le pain est un constituant de base de l’alimentation chez un grand nombre de personnes sur cette terre). À noter que les herbivores lui préfèrent la cellulose (en terme alimentaire, c’est les fibres), constituant des parois des cellules végétales, mais que nous sommes incapables de digérer.
On appelle également l’amidon un sucre lent. La raison est très simple : avant de pouvoir consommer le glucose, il va falloir découper (hydrolyser) l’amidon en unités de plus en plus petites, jusqu’à arriver au glucose, un processus relativement lent5 (beaucoup de découpes sont nécessaires), mais catalysé (= aidé) par une famille d’enzymes nommées les amylases.
Les amylases sont présentes entre autres dans la salive et le suc gastrique, ce qui aide à sa digestion qui autrement serait impossible (nous ne pouvons absorber, en définitive, que les mono- et disaccarides). Mais on les retrouve également dans les fruits (ce qui au cours de leur développement augmente leur taux en sucre). … Et donc également dans le blé. Ce qui tombe bien, parce qu’en définitive, la farine contient peu de glucose ou de saccarose directement assimilable par cerevisiae (qui ne possède pas d’amylase !) pour faire son job, et ce n’est pas la malheureuse cuillère de sucre que je vous ai fait rajouter qui y change grand-chose (même si ça aide à passer le temps). Ceci dit, ce procédé, facilité par la présence d’eau, prend, encore une fois, du temps, ce qui explique le long temps de repos de la pâte : les levures passent généralement par une phase de creux en attente que les amylases aient suffisamment découpés.
Bref, la majorité de l’amidon reste intact dans le processus de panification, à charge pour nous de le digérer. Mais une partie sert tout de même à nourrir les levures, afin qu’elles continuent à produire le CO2 qu’on recherche durant la fabrication.
Je pose ça là, mais du coup, nos bêtes farines commerciales (à moins d’être des farines spéciales pour pain) ne fonctionneront jamais aussi bien que celles d’un boulanger. En effet, celles-ci contiennent généralement différents additifs pour améliorer le processus de panification (j’aurais encore l’occasion d’en citer l’un ou l’autre plus bas).
Du coup, je vous invite donc à consulter la liste des ingrédients6 de vos farines : si vous retrouvez du E1100, c’est que de l’α-amylase (fongique) a été ajoutée. (La forme α est plus intéressante, puisqu’elle coupe un peu n’importe où). On ajoute parfois également (mais plus en brasserie qu’en boulangerie, il semblerait) des enzymes capables de découper les dextrines (voir liste ci-dessus), afin de donner de donner aux α- et β-amylases de nouvelles opportunités de produire des sucres.
On peut aussi rajouter du malt, c’est-à-dire des céréales germées, très riches en amylases puisque le germe commence à s’attaquer à sa réserve d’amidon.
But wait, there is more … Le gluten
En fait, si ça ne tenait qu’à l’amidon, toute farine ou fruit sec ferait l’affaire, mais les céréales panifiables possèdent quelque chose que les autres n’ont pas, c’est le gluten. Et encore : le gluten n’existe pas encore quand vous avez votre paquet de farine dans les mains.
Reprenons : l’albumen, principal composant de la farine, est en fait constitué de "grain" d’amidons (servant de source de sucre au germe le cas échéant), enchâssés dans une matrice de différentes protéines. Le rôle de celles-ci est, entre autres … D'empêcher l’amylase d’agir (parce que ça serait dommage que le grain de blé se digère lui-même tant que le germe ne pousse pas). 7 Mais plus important, le blé contient, et en grandes quantités, deux protéines dites de réserves: l’idée, c’est que ce sont des protéines qui n’ont aucune activité enzymatique, mais qui sont stables dans le temps et disponibles pour être détruites lorsque pour faire d’autres protéines. Elles sont au nombre de deux : la gliadine et la glutéine. Les deux sont insolubles dans l’eau et la seconde est plutôt grosse, car composée de plusieurs sous-unités attachées entre elles par ce qu’on appelle des ponts disulfures (liaisons entre deux atomes de soufre), un peu comme un polymère. Dans le grain de farine, tout ce beau monde forme un réseau autour des grains d’amidon, également relativement insolubles dans l’eau, le tout formant une particule (un grain, quoi) de farine.
Et c’est là que le pétrissage prend toute son importance : premièrement, lorsqu’on ajoute de l’eau et de la farine, on hydrate le tout. Les particules, sous l’action de l’eau et du mélange, explosent : les protéines et l’amidon sont séparés. Plus le mélange est vigoureux, plus les composants sont séparés, et c’est d’autant mieux. L’eau va également disperser les éventuels autres ingrédients (sel, sucre, levure). Et, après quelques minutes, le gluten se forme enfin. En fait, il semblerait que le mélange commence par briser les ponts disulfures entre les unités constitutives de la glutéine, tandis que l’eau déroule les chaines. Les ponts disulfures se reforment ensuite petit à petit, un peu au hasard, pour former un réseau élastique, qui contient également les protéines de gliadines. Le gluten est donc défini comme un mélange de gliadine et de glutéine formant un réseau tridimensionnel élastique.
Ce réseau a une double fonction : il est élastique (il peut se déformer, ce qui est utile, puisque le but est que la pâte gonfle sans se déchirer), propriété qui lui vient du fait que les chaines de glutéines peuvent, jusqu’à un certain point, s’étendre, mais également visqueux (il peut s’écouler), ce qui lui vient des interactions entre les chaines, plus faciles à briser que les liaisons : les chaines peuvent glisser l’une sur l’autre. Cette propriété est d’autant plus favorisée que des gliadines (avec lesquelles les chaines de glutéines ne semblent pas faire de ponts disulfures) sont présentes dans le réseau, elles agissent un peu comme des roulements à billes. Évidemment, le rôle du pétrissage va être de s’assurer de la formation d’un tel réseau : celui-ci se forme dans le sens du stress appliqué; il est donc important d’appliquer ce stress dans toutes les directions !
Bref, le pétrissage va favoriser la formation du réseau glutinique, que va ensuite venir gonfler le CO2. Notez que si vous utilisez une machine, il y a une possibilité que vous pétrissiez trop : trop de ponts disulfures sont brisés et le réseau perd alors de son élasticité. Peu de chance que ça arrive à la main, ceci dit, à moins que vous ne pétrissiez comme des acharnés. Mais si vous avez décidé d’investir dans une machine, consultez bien la notice (le problème étant que ce point dépend de la farine que vous utilisez).
Notons tout de même que durant le pétrissage, de l’air est également incorporé à la pâte. Il va de toute façon être consommé par les levures dans leur phase aérobie. Il est ceci dit intéressant, car l’air va progressivement être remplacé par du CO2 (puis celui-ci s’ajoutera lorsque le dioxygène aura été totalement consommé) : on crée donc des alvéoles pour le futur développement de bulles de CO2.
Encore une fois, la biochimie vient au secours des boulangers. Bien entendu, on peut ajouter directement du gluten dans la farine, ce qui va favoriser la formation du réseau et son maintien, pour une pâte plus ferme et plus aérée.
Mais on ajoute également de l’acide ascorbique (E300), un réducteur chimique, qui va favoriser la formation de pont disulfure dans le réseau glutinique. Ceci dit, ne soyez pas surpris : l’autre nom de l’acide ascorbique, c’est la vitamine C. Évidement, je ne vous invite pas à écraser un comprimé de vitamine C et à l’ajouter à votre préparation. Ceci dit, j’ai vu à plusieurs endroits que certain rajoutaient du jus de citron pour masquer le gout de levure … Je pense que ça doit jouer.
Encore un mot sur le contenu de la farine
Analysons en détail quelques étiquettes :
En pratique, la farine contient, comme promis, assez peu de sucres simples (moins de 1% en masse pour les deux farines pour pain, et 2% dans la farine pour pâtisserie9) assimilables par les levures. On voit que la farine contient également un peu de matières grasses, un peu moins de 2% en masse, issues du germe qui n’aurait pas été séparé de la farine (d’ailleurs, cette quantité est légèrement plus importante pour la farine semi-complète, moins raffinée).
Le taux de raffinage de la farine peut être mesuré par le taux de fibres alimentaires, qui augmente de gauche à droite. De la même manière (et sans que ce soit corrélé), le taux de protéine augmente également de gauche à droite : on a vu qu’il valait mieux choisir une farine avec un taux de protéine important, afin d’obtenir un bon réseau glutinique (vous noterez que l’étiquette de droite se sent obligée de préciser que la farine contient du gluten).
Petit aparté pour dire que la notation T (qui indique, grosso modo, le taux de son, et est donc inversement proportionnel à sa blancheur) est très franco-française : après recherche, je ne l’ai retrouvée que pour une des marques de farine à mon supermarché local belge (paquet du milieu sur la photo ci-dessus). Dans tous les cas, vous pouvez regarder les fibres.
- En tout cas selon la méthode traditionnelle : il y a toujours moyen de s’arranger. ↩
- Un fruit contient une ou plusieurs graines, mais aide a sa protection (quand le fruit n’est pas mûr) puis a sa dissémination (quand le fruit est mûr). Le blé se reproduit globalement par autofécondation, et la fleur n’a pas exactement la forme qu’on pourrait imaginer. Mais comme c’est bien issu d’une fleur, c’est un fruit. ↩
- Ce soir, c’est Scrabble. ↩
- Le monde est petit, hein ? ↩
- Tout est relatif. Avant de me faire reprendre, avec raison, par les personnes ayant un diabète et faisant attention à leur taux de glycémie, oui, l’indice glycémique est une bien meilleure mesure. ↩
- Oui, de la farine ne contient pas que de la farine, parfois. ↩
- Ce qui signifie que le germe contient, lui-même, des protéines pour désactiver les protéines qui empêchent les amylases d’agir … C’est beau, la nature ↩
- Le terme n’est pas très bien accepté parmi mes collègues, et avec raison. ↩
- C’est étonnant, mais j’imagine que c’est fait pour ↩
Étape finale: la cuisson
Avant d’enfourner, vous pouvez fariner et entailler le sommet de vos pains. Cette dernière action porte un nom, c’est l’action de grigner1, et elle facilite le gonflement sous l’action de la chaleur (voir ci-dessus) en offrant un point d’extension. Le but étant d’éviter que la croute ne se fende ailleurs.
Comme indiqué précédemment, il faut que le four soit relativement chaud, 210–220°C minimum (et je vous conseille la chaleur ventilée, si possible). Le temps de cuisson va dépendre de plein de facteurs : la taille de vos pâtons, la température de votre four, si vous l’aimez plus ou moins cuit, etc. Partez sur 25–30 minutes. Quand vous enfournez, vous pouvez également rajouter un peu d’eau dans votre lèchefrite.
Bon, et la cuisson, alors ?
Évidement, l’aventure n’est pas finie, puisque gonflée ou pas, la pâte reste de la pâte, et ce n’est pas très bon. Alors dans l’ordre :
- Au début de la cuisson, la levure est toujours active, et vu que son activité est proportionnelle avec celle de la chaleur, elle est même suractivée … Mais celle-ci finit par mourir vers 50°C. L’amylase suit une tendance similaire, son action s’arrêtant vers 70°C. Le pain est donc au final légèrement sucré.
- Selon la très connue loi des gaz parfaits, le volume d’un gaz est proportionnel à la température de celui-ci (à condition que la pression soit constante, bien entendu). Ça ne rate pas ici : le gaz carbonique s’expand, mettant le réseau glutinique à rude épreuve (c’est là que l’élasticité prend toute son importance). L’éthanol, dont la température d’ébullition est de 79°C , finit par suivre le même chemin. Au final, il reste très peu de l’alcool dans le pain (évidemment quelqu’un s’est posé la question).
- Le gluten fini par coaguler à partir de 70°C, c’est-à-dire par se durcir, pour définitivement donner sa structure à la mie. À peu près au même moment, l’amidon se gélatinise : en fait, les chaines d’amidons perdent leur structure tridimensionnelle, ce qui permet à l’eau d’interagir avec, en solubilisant l’amidon.
- Vers 100°C, on a évidemment évaporation de l’eau de la surface du pâton: la croute se dessèche.
- S’en suivent, au niveau de la croute: la réaction de maillard (réaction entre les protéines et les sucres), et la dépolymérisation de l’amidon (de manière non enzymatique) en dextrines, qui finissent par caraméliser (formation de composés aromatiques2). Ces deux réactions donnent la couleur (et le gout) de la croute du pain.
Puisque c’est la déshydratation de la croute qui est l’évènement déclencheur de sa formation, l’astuce qui consiste à faire une cuisson en présence de vapeur d’eau prend tout son sens !
Et voilà, c’est fini !
Et une fois que c’est fini, laissez bien reposer les pains sur une grille. En effet, le pain doit encore évacuer une partie de l’eau qu’il contient sous forme de vapeur, donc il est important de bien laisser évacuer ça (en particulier par le dessous, ce serait dommage de gâcher tout ce travail). Puis de toute façon, ça doit refroidir.
Bref, ne reste plus qu’à déguster. Là, encore une fois, tout est permis, du Nutella pleiiin d’huile de palme à la tranche de jambon dégraissée issue d’un cochon bio qui a vécu toute sa vie dans les verts pâturages de la Creuse et séché bien soigneusement dans votre abri de jardin (mais, si possible, pas les deux à la fois ).
Bon. Au départ, j’étais parti pour écrire un petit billet sur le fait que j’ai fait du pain, et puis j’ai passé deux jours à écrire un article, et puis finalement un tuto, sur pourquoi ça fonctionnait. Ça arrive.
Du coup, ma conclusion est, étonnement, la suivante: en fait, faire du pain, ce n’est pas simple. J’ai beau avoir une formation en chimie, je ne me doutais absolument pas de la richesse et de la complexité de la chose.1 En fait, s’en est même au point que de très nombreuses études sur le sujet ont été faites, et la technique de panification a beaucoup évolué sur le dernier siècle. Faire du pain, c’est quand même tout un art, même s’il est désormais assisté par des machines et une bonne dose de biochimie.
Que ça ne vous empêche pas d’essayer chez vous ! C’est facile à faire, très drôle (même avec les enfants), et le gout sera de toute façon différent de votre pain habituel.
Et bien entendu, n’hésitez pas à partager vos conseils et recettes dans les commentaires, l’histoire d’en faire profiter tout le monde.
Merci à @Kristof et @entwanne pour la relecture durant la phase de bêta, à @Holosmos pour la validation (et @Aabu pour l’orthographe)
Sources
- Wikipédia, Wikipédia et encore Wikipédia: pour vérifier un chiffre, une information, ou même découvrir des choses. J’ai mis des liens dans le texte pour les pages que j’ai utilisées, trop nombreuses pour être citées. Pour ce qui est science pure, je rappelle encore une fois que la version anglaise est beaucoup plus complète.
- La base d’information de boulangerie.net : bien qu’ayant l’aspect d’un forum PHPBB de la fin des années 2000, il contient des informations très très complètes.
- Du blé au pain, de Farid Amrouche (genie-alimentaire.com). Le nom du site ne paye pas de mine, mais les informations m’ont l’air d’être de qualité.
- Enzymes in Bakery: Current and Future Trends : un article en open access détaillant les multiples enzymes qu’on retrouve et qu’on peut rajouter dans la farine.
- Principles of Dough Formation : un chapitre de livre, malheureusement pas en open access expliquant comment fonctionne réellement le gluten, comment il est formé, etc. Très technique. Très bien.
- Protein Characteristics that Affect the Quality of Vital Wheat Gluten to be Used in Baking : article en open access en complément au précédent, et mon inspiration finale pour l’image expliquant la structure du gluten (après beaucoup d’hésitations).
- La levure, je savais à quoi m’en tenir, par contre, la partie sur la farine, j’ai découvert un sacré paquet de choses, ne serait-ce que ce qu’est le gluten ! ↩