Nous venons de voir que ces nouveaux nombres se révèlent plus utiles que ce pour quoi ils ont été conçus à la base. Cependant, répondent-ils à notre question de base justement ? Souvenez-vous, nous avions inventé chaque ensemble de nombres pour trouver des solutions à nos équations. Existe-t-il alors encore des équations impossibles à résoudre avec les nombres complexes ?
Pour répondre à cette question, nous allons tout d’abord étudier les racines des nombres dans le cadre des complexes, avant de conclure.
Les racines de l'unité
La racine carrée
Si je vous demande la racine carrée de , que me répondez-vous ? bien sûr !!
Pourtant revenons à la définition de la racine carrée : c’est l’opération inverse du carré. La racine carrée de , c’est donc le nombre tel que, si on le multiplie par lui-même, on obtient (c’est l’équation bien connue ).
Or, vous savez que cette équation a deux solutions : et . devrait donc avoir deux racines !
D’ailleurs cette constatation est compatible avec l’interprétation géométrique de la multiplication, que nous avions vue quelques chapitres plus tôt : multiplier par , c’est multiplier l’argument par et tourner d’un angle .
Ainsi :
- lorsqu’on fait , on part de , on multiplie le module par , et on tourne deux fois de (qui est l’argument du nombre ).
- lorsqu’on fait , on part de , on multiplie le module par , et on tourne deux fois de (qui est l’argument du nombre ).
Dans les deux cas, on retombe bien sur le nombre .
Deux manières de retomber sur
Mais alors, pourquoi a-t-on toujours appris que la racine était unique ?
Parce que vous avez toujours utilisé une convention que l’on prend lorsqu’on travaille avec les nombres réels : la racine carrée de est la solution positive de l’équation .
Mais dans l’ensemble des complexes, souvenez-vous, il n’y a pas de relation d’ordre, et donc plus de notion de nombre positif ou négatif (la notion supérieur ou inférieur à n’a plus de sens dans ).
Dans , nous sommes donc obligés de prendre en considération toutes les racines. Nous allons mieux le voir avec les racines cubiques.
La racine cubique
Pour simplifier, nous allons nous débarrasser du module en travaillant avec les racines de , communément appelées les racines de l’unité.
Donc, question : quelles sont les racines cubiques de ?
Il y a tout d’abord celle que l’on connait tous : (car ).
Y en a-t’il d’autres ? Utilisons la géométrie des nombres pour répondre à cette question : en partant de , quelle rotation permet, lorsqu’on l’effectue fois, de retomber sur ?
La rotation d’un tiers de tour répond à notre problème.
Le nombre ayant pour argument et pour module est donc une racine cubique de l’unité. Il s’agit du nombre . En effet,
(on a fait un tour complet)
Mais ce n’est pas tout : remarquez que le nombre est aussi une solution. En effet,
(on a fait deux tours complets).
D’une manière générale, les racines n-ièmes de l’unité sont des nombres de la forme , avec .
Je vous laisse par exemple chercher par vous-mêmes : quelles sont les racines quatrièmes de l’unité ?
Il y en a : , , et .
On peut en fait généraliser ces résultats avec le théorème suivant :
Il existe racines -ièmes de l’unité.
Les polygones constructibles
Ce théorème va nous servir à répondre à notre question existentielle. Mais nous allons juste faire une petite digression dans la géométrie pour montrer un peu la puissance des nombres complexes.
Lorsque l’on représente les racines n-ièmes de l’unité dans le plan complexes, on voit qu’elles forment un polygone régulier à cotés.
Les racines cinquièmes de l’unité
(image tirée du blog Nombres - Curiosités, théorie et usages)
Ce constat permettra à Gauss de résoudre un problème millénaire : quels sont les polygones réguliers constructibles à la règle et au compas.
Petite explication : une droite est représentée algébriquement par une équation du premier degré (par exemple ), tandis qu’un cercle est représenté par une équation du second degré (par exemple ). Un point constructible est donc à l’intersection de droites et/ou de cercles. Ses coordonnées doivent donc être solutions d’équations du second degré maximum. Est donc constructible un point dont les coordonnées s’écrivent à l’aide de nombres entiers, des quatre opérations et de racines carrées (par exemple, est constructible).
Gauss va donc étudier la constructibilité des racines de l’unité. Il montrera qu’une racine n-ième est constructible si est un nombre premier de la forme , avec entier.
Sont donc constructibles par exemple les polygones à , , , et … côtés. (Pour la petite histoire, la procédure pour construire ce dernier polygone a été décrite par Johann Gustav Hermes, après dix ans d’efforts et en 200 pages d’instructions en 1894).
Nous avons là un petit aperçu de la puissance offerte par les nombres complexes aux mathématiciens, dans des domaines qui n’avaient à priori rien à voir.
Le théorème fondamental de l'algèbre
Nous avons vu que avait racines n-ièmes dans . De même, nous avions vu qu’une équation du second degré avait toujours deux racines, et qu’une équation du troisième degré en avait trois. Se pourrait-il que ce résultat se généralise ? Une équation du n-ième degré a-t-elle toujours solutions dans ?
Si la réponse est positive, cela clôturerait la quête que nous avons mené depuis le début du tuto : la recherche de nombres permettant de résoudre toutes les équations.
Mais pour répondre à cette question, il va nous falloir réfléchir un peu à la représentation géométrique d’un polynôme. Dans , on représente un polynôme par une courbe dans un repère cartésien. L’intersection de la courbe avec l’axe des absisses nous donne les éventuelles racines réelles.
Dans l’ensemble des complexes, c’est un peu plus compliqué. Si on prend un nombre dans le plan complexe, son image par une fonction sera un autre point du plan. On a donc une sorte de « mapping » entre le plan complexe et le plan image. Si parcourt un certain chemin dans le plan, son image parcourt un autre chemin dans le même plan, comme ceci par exemple :
Image prise sur http://www.igt.uni-stuttgart.de/eiserm/popularisation/
Nous cherchons donc s’il existe un nombre tel que la courbe de passe par .
Prenons pour l’exemple le polynôme .
Ce qui va suivre n’est pas une démonstration rigoureuse, plutôt une explication faite avec les mains, pour vous montrer de manière intuitive ce qui se passe. Pour une démonstration rigoureuse de ce théorème, vous pouvez jeter un coup d’oeil sur ce lien.
Nous allons procéder en deux étapes :
- Prenons très grand (c’est-à-dire avec un module très grand). Tous les termes du polynôme deviennent négligeables devant le terme de plus haut degré. On peut donc dire que se comporte comme . Faisons alors parcourir à un cercle très grand centré sur l’origine, de rayon . Son image par est un autre cercle de rayon encore plus grand (de rayon ), qui entoure également l’origine.
- Prenons maintenant égal à . Son image par vaut .
Maintenant que se passe-t-il entre ces deux extrêmes ? Lorsque passe de manière continue d’un nombre très grand à , son image passe continûment d’une courbe fermée entourant l’origine à une valeur . On peut donc en déduire que la courbe va passer à un moment par le point d’origine (Imaginez un lacet entourant le point et que vous comprimez pour le réduire à un point, vous êtes obligés de faire passer ce lacet par le point ).
Nous venons de montrer que possède donc toujours au moins une racine. Or nous savons que si est racine d’un polynôme de degré , celui-ci peut s’écrire :
, avec un polynôme de degré . Polynôme qui possède donc forcément une racine, donc peut se factoriser en un polynôme de degré inférieur, qui possède une racine, donc peut se factoriser…
Par récurrence, on a donc montré qu’un polynôme de degré à coefficients complexes possède racines dans : C’est le théorème fondamental de l’algèbre ou théorème de d’Alembert-Gauss.
On dit que est algébriquement clos.
Comme dit plus haut, la démonstration rigoureuse est plus compliquée que cela. J’ai passé sous silence par exemple l’hypothèse de continuité de , hypothèse pourtant fondamentale pour la validité de ce théorème. La continuité est d’ailleurs une notion d'analyse, et non pas d'algèbre. Il est donc assez ironique de constater qu’il n’existe pas de preuve purement algébrique du théorème fondamental de l’algèbre.
Pour une explication un peu plus détaillée de la démonstration développée ici, une petite vidéo sympa, de la chaîne Numberphile :
N’existe-t-il plus alors d’équations polynomiale non résoluble ? Sommes-nous arrivés au bout de notre quête ? Il semblerait bien que oui.
Mais est-ce pour autant la fin des nombres ? Heureusement non.
Nous avons entraperçu la puissance des nombres complexes et surtout de leur représentation géométrique dans le plan. N’est-il pas possible alors de généraliser ce concept ? Le monde ne s’arrêtant pas à la dimension 2, mais allant au moins jusqu’à la dimension 3, peut-on trouver des nombres à trois dimensions, afin de profiter de leur puissance dans cette dimension supplémentaire ?
C’est le pari fou de Hamilton (1805 - 1865), mathématicien irlandais, comme nous allons le voir au prochain chapitre. Je vous souhaite la bienvenue dans le monde des nombres hypercomplexes.