Note : cette annexe raconte l’histoire de la découverte des nombres complexes, à travers la résolution de l’équation du troisième degré. Ces chapitres sont donc assez calculatoires. Si vous n’arrivez pas à tout suivre, pas de panique, cela ne vous empêchera pas de comprendre la suite.
Troisième degré
Après avoir dompté le second degré, les mathématiciens se sont naturellement penchés sur l’étape suivante : les équations du troisième degré. La forme générale semblant assez lourde, ils se sont tout d’abord penchés sur les équations de la forme suivante, sans terme en :
On a un terme en d’un côté, qu’il faut égaler avec un terme en plus un terme constant. Comment, à partir d’un cube, faire apparaître des termes en ? En développant un cube de la forme .
Voilà l’idée géniale de Cardan. Il va faire ce qu’on appelle un changement de variable, en posant . Ce qui donne :
Essayons de retrouver une forme similaire de chaque coté de l’égalité, en factorisant par :
Ce qui nous donne et
De nouveau, on obtient un système d’équations à deux inconnues, que nous savons maintenant résoudre, par substitution. Rappelez-vous, cette méthode consiste à utiliser une des équations pour exprimer en fonction de , et à réinjecter cette expression dans l’autre équation, pour n’avoir plus qu’une inconnue.
Ici, nous utiliserons la première équation, qui nous évite de voir apparaître des racines cubiques pour exprimer . Ce qui nous donne . La substitution dans la deuxième équation nous donne :
En multipliant par de chaque côté, on obtient:
Que voyons-nous apparaître ? Une équation du second degré, de la forme , avec
On peut donc la résoudre, puis remonter à . Je ne vais pas détailler la résolution, vous la connaissez. On trouve , puis on remonte à , puis à , puis enfin à , notre inconnue initiale.
Ce qu’on obtient s’appelle la formule de Cardan :
En fait, une équation du troisième degré possède toujours trois solutions. La formule de Cardan en donne une seule, mais elle était suffisante pour les mathématiciens de l’époque. Certaines autres solutions sont des « racines impossibles »: elles étaient rejetées par les mathématiciens, ce qui est compréhensible, mais, chose qui nous paraît étrange aujourd’hui, ils rejetaient aussi les solutions négatives, comme étant non physiquement acceptables.
Remarquez ce qui se trouve sous la racine carrée. est toujours positif, mais peut être négatif. Ce qui se trouve sous la racine pourrait donc être négatif. Pour une équation du second degré, l’histoire s’arrêterait là : il n’y a pas de solution.
Des racines imaginaires
Mais voilà, l’histoire est légèrement différente de celle du second degré… Voyons pourquoi sur un exemple historique.
Lorsque Cardan décide de s’attaquer à trouver la méthode de résolution, il va tricher un peu : il va bidouiller une équation pour faire en sorte d’en connaître la solution à l’avance. Il saura donc que sa méthode de résolution est la bonne si elle lui permet de retrouver cette solution.
Il part de l’équation suivante :
dont il connait la solution : .
Mais voilà, sa méthode, que nous avons détaillée ci-dessus, l’amène à un moment donné à devoir calculer l’expression suivante :
La conclusion semble sans appel : il n’y a pas de solution.
Oui mais voilà, ici, Cardan sait que son équation possède une solution. Sans se désarmer, il va donc considérer ces « racines impossibles » comme des vrais nombres.
Il fait donc le pari que ces racines cubiques doivent donner des nombres de la forme .
Elevons les deux membres au cube dans la première équation :
Ce qui donne :
et
Remarquez que 2 et 11 sont premiers. Or, si a et b sont entiers (on n’en sait rien mais supposons), et le sont aussi. Or un nombre premier, par définition, ne peut se décomposer en produits d’entiers, à part et lui-même.
Or il se trouve que si on prend (donc que doit être égal à ), on obtient dans la première équation et si , on a bien dans la seconde.
Donc,
De même, on trouve :
Et là le miracle se produit : notre solution est égale à , ce qui fait , qui est bien la solution recherchée !
Voilà donc que ces racines imaginaires, loin d’être inutiles, acquièrent une existence propre. Branle-bas de combat chez les mathématiciens : il va falloir apprendre à dompter ces nouveaux nombres.
Petit apparté avant d’en finir avec ces équations :
En fait, la résolution de la forme réduite permet de résoudre l’équation cubique générale. Et c’est au génie de Cardan qu’on le doit. Voyons son raisonnement :
Soit l’équation cubique générale
On aimerait enlever le terme en pour se ramener à la forme réduite que l’on vient de résoudre. Mais pour cela, il faut faire apparaître un autre terme en qui puisse annuler .
Comment faire apparaître un carré à partir d’un cube ? Nous l’avons fait tout à l’heure, il faut développer une expression de la forme ou . Faisons donc comme tout à l’heure, un changement de variable.
Remplaçons par , avec un nombre quelconque. Ce qui nous donne:
Notre équation est la somme terme à terme de ces trois lignes.
Remarquez les termes en : si on prend , les termes s’annulent !
Notre équation se réduira donc à la forme résolue plus haut :
Je vous laisse le plaisir de trouver l’expression de et en fonction de , et , c’est de l’algèbre élémentaire.
Il existe dans l’histoire des maths des moments de pur génie. Pour moi, la résolution de l’équation du degré est un de ceux-là. Rendez-vous compte : à partir d’outils algébriques de base, que vous et moi maîtrisons (développement, changement de variable, …), Cardan est parvenu à construire un raisonnement d’une créativité remarquable. Fascinant et frustrant à la fois. Frustrant parce qu’on reste devant cette prouesse comme devant un tour de magie. Malgré la simplicité des outils utilisés, on reste fascinés par cette créativité.
C’est dans ces moments-là que les mathématiques se rapprochent plus de l’art que de la science. Comme un peintre qui utilise les mêmes couleurs que tout le monde, ou un Mozart qui utilise les mêmes notes que tout un chacun, le mathématicien arrive à produire une oeuvre unique et inimitable…
Par l’intermédiaire des neurosciences, les scientifiques essayent aujourd’hui de percer les mystères de cette créativité. Pour en savoir plus, je vous conseille ce tutoriel : La créativité : l’innovation vue par la science.