- Une torture mentale
- Cachez ces nombres que je ne saurais voir
- Sortons du cadre...
- Complexifions tout ça...
Une torture mentale
Allez, c’est parti, nous allons donc inventer un nouveau type de nombre…
Bon, en fait nous n’allons rien inventer du tout. Nous avons quelques siècles de retard…
En effet, c’est en 1545 que Jérôme Cardan, un mathématicien italien, publie un livre dans lequel il tente de résoudre le problème suivant : « Trouver deux nombres dont la somme est 10 et le produit 40 ».
Quelle mouche l’a piqué de vouloir résoudre un problème pareil ?
En fait ce problème peut avoir une utilité bien pratique. Imaginons que vous vouliez créer dans votre jardin un enclos rectangulaire de et que vous disposiez de de palissade pour le clôturer. Quelles dimensions allez-vous choisir pour votre enclos ?
On cherche donc la longueur et la largeur de notre enclos. On sait que l’aire doit être égale à , ce qui nous donne une première équation :
Le périmètre vaut . On sait que représente la moitié du périmètre, donc vaut . Ce qui nous donne notre deuxième équation :
On retrouve donc bien le problème de Cardan : "Trouver deux nombres dont la somme est 10 et le produit 40".
Nous nous retrouvons donc confrontés à un système d’équations à deux inconnues. Ce genre de problèmes nécessiterait un tuto entier pour bien le traiter. Je vais me contenter ici de vous donner une méthode : la substitution.
Comme à chaque fois que nous sommes confrontés à un problème nouveau, il faut essayer de nous ramener à une forme de problème déjà connue. Ici, nous aimerions donc bien retrouver des équations à une inconnue, avec lesquelles nous sommes familiers.
Regardez : nous avons , nous pouvons donc exprimer en fonction de . Cela nous donne . Remplaçons alors dans la première équation par son expression en fonction de (c’est la substitution dont je vous ai parlé).
Ce qui donne : .
Eurekâ ! Nous avons maintenant une équation à une inconnue. Le reste du calcul devrait couler de source :
Nous avons :
qui nous donne :
Ce qui nous conduit à une équation du second degré ! Procédons comme nous savons faire, c’est-à-dire en regroupant tous les termes d’un côté pour avoir une expression égale à :
Nous retrouvons la forme .
Premier réflexe, on calcule le discriminant :
et ensuite on prend…
Et là, toutes vos alarmes clignotent en rouge : il n’y a pas de solution, le déterminant est négatif.
Ça, Cardan le savait. Cependant, il va faire un truc de fou : il va continuer la résolution de son équation, malgré « la torture mentale » (le mot est de lui1) que ces racines négatives lui inspirent. Il va tout simplement considérer que ces « racines impossibles » suivent les mêmes lois algébriques que les autres nombres.
1: Le terme qu’il a utilisé est dismissis incruciationibus. « Torture mentale » ? Cette traduction est controversée, certains pensent qu’il aurait voulu dire « les produits en croix étant enlevés ».
Il trouve donc deux solutions :
Solutions, vraiment ? Voyons voir : prenons et calculons . Le calcul nous donne .
Maintenant, calculons le produit de nos deux solutions :
Si on considère que se comporte comme n’importe quelle racine, c’est-à-dire que , on obtient :
On retrouve bien les conditions demandées au départ : la somme vaut et le produit vaut . Notre équation avait bien des solutions !
Absolument fou ! Impensable !
Cardan termine d’ailleurs son problème par cette phrase :
Cette torture mentale achevée, en multipliant par , cela donne .
[…]
Et l’on pousse la subtilité arithmétique à une extrémité où, comme je l’ai dit, elle devient tellement subtile qu’elle est inutile.
Inutile, car il nous est impossible de construire notre enclos. À moins de pouvoir mesurer une longueur de mètres… Si vous y arrivez, appelez-moi…
Mais c’était sans compter sur les équations du troisième degré. En effet, les mathématiciens vont s’apercevoir que pour résoudre une équation du troisième degré, il leur faut passer par une équation intermédiaire du second degré, dont il faudra prendre en compte toutes les solutions, même imaginaires, pour mener à bien la résolution finale.
Pour les plus curieux, cette méthode est présentée en annexe. Pour les autres, il faut retenir que les mathématiciens se retrouvent maintenant avec un nouveau nombre sur les bras :
Cachez ces nombres que je ne saurais voir
Nous allons tout de suite voir l’un des plus gros problèmes posés par ce nombre :
Calculons . La réponse devrait être .
On obtient !
Est-ce une incohérence ? Nos nombres, à peine nés, sont-ils voués à disparaître ?
Non, le problème, c’est que l’on a appliqué la formule suivante : , qui est valable pour les nombres positifs, mais pas pour les nombres négatifs.
C’est un problème qui a torturé le grand Euler lui-même, au point qu’il a inventé une notation pour éviter l’écriture . Ce nombre, il va le noter « », avec comme propriété que :
Ainsi, hormis cette propriété qui le caractérise, ce nombre peut se manipuler comme n’importe quel autre nombre, sans difficultés particulières.
Pourquoi ?
Parce que c’est un nombre imaginaire, nom donné par Descartes par opposition aux nombres réels, pour souligner l’étrangeté de ces racines « impossibles ».
Descartes n’est pas le seul à trouver ces nombres étranges. On proposera même de faire de cette entité, non pas un nombre mais… un signe. Nous aurions donc eu le signe « + », le signe « - » et le signe « ». Et tout comme on aurait des nombres tels que ou , on aurait le nombre ou .
sera d’ailleurs nommé à ses débuts piu di meno, c’est-à-dire plus de moins, une sorte de nombre hybride ni positif, ni négatif…
Que devient alors la propriété . Elle devient… une règle des signes. Tout comme on a « moins par moins donne plus » (meno fa meno da piu), on a « plus de moins fois plus de moins donne moins » (piu di meno fa piu di meno da meno).
Abbé Buée, Mémoire sur les quantités imaginaires (1805)
Sortons du cadre...
Mais une question demeure : qu’est-elle donc, cette quantité, ni positive, ni négative ? Que représente ce signe ? La réponse donnée par le mathématicien suisse Argand (1768–1822) va vous surprendre : il s’agit du signe de la … perpendicularité !
Que vient faire la géométrie dans un problème purement algébrique (la résolution d’une équation) ?
Peut-être sans vous en rendre compte, vous faites de la géométrie lorsque vous utilisez des nombres. Vous savez par exemple que les nombres réels sont représentés sur une droite.
- Pour faire par exemple, vous vous placez sur le nombre , puis vous vous décalez de vers la droite (vous faites une translation). Pour faire , vous vous déplacez au contraire de vers la gauche.
- Et pour les multiplications ? Elles représentent un agrandissement. Lorsque vous faites , vous prenez la distance entre et , et vous l’agrandissez fois, pour arriver à .
- Et pour un nombre négatif ? Vous faites une rotation de 180° ! Regardez comment la règle des signes est représentée :
La règle des signes
La multiplication par peut être vue comme une rotation de 180°. Deux rotations équivalent à un tour complet, ce qui explique que multiplié par donnent .
Pour , nous devons chercher une rotation, qui combinée à elle-même, donne une rotation de 180°. Qu’est-ce donc, si ce n’est une rotation de 90° ?
La multiplication par
Voilà donc la solution proposée par Argand : notre nombre se trouve en dehors de la droite : au-dessus du zéro, sur un axe perpendiculaire à la droite des réels ! Et il n’est pas seul. Tout comme la droite des réels, cette droite peut contenir plein de nouveaux nombres : , , ,…
Tout un monde s’ouvre à nous : en plus de la droite des réels, nous avons maintenant la droite des imaginaires, qui lui est perpendiculaire.
La droite des imaginaires
Complexifions tout ça...
Ces nombres devraient pouvoir s’additionner. Par exemple, , …
Mais que vaut . Et où se trouve ce nombre ?
Pour le savoir, revenons à notre représentation géométrique des additions sur la droite des nombres. Comment représentait-on l’opération par exemple ?
Souvenez-vous : à partir de , on se translatait de vers la droite (dans la direction des nombres positifs), puis de vers la gauche (dans la direction des nombres négatifs), et on arrivait à notre résultat, .
Faisons pareil avec : à partir de , translatons-nous de vers la droite puis de 2 vers… vers le haut, dans la direction des nombres imaginaires.
En fait, il n’y a pas que sur nos deux droites qu’il existe des nombres, il en existe dans tout le plan ! Ce sont des nombres de la forme , avec et des nombres réels, et l’unité imaginaire.
Le plan complexe
Ces nombres ont reçu un nom : les nombres complexes, qui sont composés d’une partie réelle () et d’une partie imaginaire (), représentés dans le plan par un point de coordonnées .
Ce plan est appelé plan complexe, ou plan d’Argand, en hommage à son découvreur.
De même, ce nouvel ensemble de nombres que nous venons de découvrir s’appelle l’ensemble des nombres complexes, que l’on note .
Un nombre sans partie réelle, comme , ou , sera appelé nombre imaginaire pur.
A contrario, un nombre réel est un nombre avec partie imaginaire nulle ( peut ainsi s’écrire )
Représentations géométriques
Appelons notre nombre complexe .
Ce nombre peut donc être représenté par ses coordonnées dans le plan : c’est ce qu’on appelle la représentation cartésienne.
Remarquons aussi qu’on peut le représenter par deux autres grandeurs géométriques :
- une longueur : c’est la distance entre et le point représentant ce nombre. On appelle cette grandeur le module du nombre complexe, noté .
Comment est-elle calculée ? Si vous regardez bien le schéma, vous pouvez voir apparaître un triangle rectangle, de côtés et , et dont l’hypoténuse est le côté dont on aimerait calculer la longueur. Donc un bon vieux Pythagore va nous aider ! (Quand on vous disait que vous le retrouveriez partout, celui-là ).
L’application du théorème de Pythagore nous donne donc : - un angle : c’est l’angle sur la figure. On l’appelle l’argument du nombre complexe, noté .
Encore une fois, c’est le triangle rectangle que l’on voit sur la figure qui va nous aider à trouver l’argument, grâce à la trigonométrie, qui nous donne les deux formules suivantes :
Ces deux formules permettent de retrouver la valeur de .
Cette représentation par module et argument s’appelle la représentation polaire du nombre complexe.