Les différences culturelles

L’internationalisation, ce n’est pas que gérer différentes langues. C’est aussi gérer différentes cultures – et ce au sein d’une même langue. Ce point est le plus important de tous, car il est souvent oublié alors que c’est là qu’on trouve les différences les plus complexes à gérer et les plus handicapantes si elles sont oubliées.

Les noms et civilité des utilisateurs

La façon de nommer les personnes est très, très variable selon les cultures.

Les notions de « nom » et « prénom »

Les simples notions de prénom et nom de famille n’existent pas dans toutes les cultures, loin de là – on peut lire à ce sujet les articles sur le nom personnel et le nom de famille ainsi que les contenus liés. Même quand ces deux noms sont usités, leur ordre n’est pas fixe – doit-on mettre le nom personnel avant ou après le nom de famille ?

Ne changez pas les noms de vos usagers

N’oubliez jamais : vos utilisateurs savent comment ils s’appellent, pas vous. Ils peuvent légitimement :

  • avoir une dénomination très longue ;
  • avoir une dénomination très courte ;
  • avoir une dénomination qui comporte des caractères très exotiques1.

Titres et prédicats

L’usage des titres et prédicats de civilité est lui aussi fluctuant. Si en France on se satisfait généralement de la paire « Monsieur/Madame », en Allemagne on appréciera une plus grande variété de titres. Il est fréquent que quelqu’un titulaire d’un doctorat y utilise le prédicat « Docteur », tandis que ce titre est presque réservé aux médecins en France.

Rien de tout ça ne doit donc être codé en dur dans l’application pour que celle-ci soit internationalisable…

Quelques exemples

Tout ceci est d’autant plus vrai que votre logiciel a besoin des noms formels des usagers.

Et donc comment faire ?

La seule solution simple et fiable est d’employer un champ unique pour tout ça, avec une invite qui dit quelque chose comme « Comment souhaitez-vous que l’on vous appelle ? ».


  1. Rien qu’en France c’est problématique. Ainsi, beaucoup de « François » se trouvent condamnés à s’appeler « Francois »… ici ça reste compréhensible, mais dans d’autres cas ça porte à confusion.

Les adresses postales

L’adresse peut être le seul point d’internationalisation à gérer – dans le cas d’une application monolangue, mais qui utilise des adresses dans plusieurs pays – et pourtant, c’est l’un des plus casse-pieds parce que les spécificités sont nombreuses.

Le format d’une adresse se gère par pays, indépendamment de la langue.
Mettez le moins de contraintes possibles sur une adresse.

Voici quelques-uns des éléments à prendre en compte si vous devez gérer des adresses internationales.

La longueur des adresses peut être très variable

Une adresse française d’un particulier fait généralement deux à trois lignes en plus du nom et du pays. Mais il peut y avoir des lignes internes à une entreprise.

Certains pays ont des systèmes d’adresses qui nécessitent plus de lignes – je pense aux adresses en Chine ou en Nouvelle-Calédonie, qui peuvent atteindre cinq lignes en plus du nom et du pays. En fait la notion de numéro de rue et même d’adresse dans une rue peut ne pas exister.

Donc, si le formulaire limite au triptyque « Adresse / Complément d’adresse / Code postal + Ville »… certains utilisateurs peuvent se retrouver bloqués ! Wikipedia propose un échantillon de différents formats d’adresse à l’international.

Le code postal

Le code postal peut :

  • Ne pas être un nombre
  • Comporter entre 4 et 9 caractères, plus des séparateurs variables
  • Être placé au début ou à la fin d’une ligne, voire seul au début de l’adresse
  • Ne pas exister du tout

Autant dire que si dans votre base de données le code postal est un nombre de cinq chiffres, vous allez au-devant d’ennuis.

Les bases de données d’adresse

Les bases de données d’adresse ne sont par définition jamais à jour, à cause de la création de nouvelles voies, des renommages, des renumérotations, des cas particuliers… Vous pouvez vous en servir pour aider au remplissage d’une adresse, mais sauf obligation légale, n’imposez pas que l’utilisateur doive saisir une adresse connue.

Quelques exemples
Deux adresses françaises
Pierre Dupont
Dupond SA
Service comptable
52 RUE DES JONQUILLES
BP 77 BELLEVILLE
99123 VILLENOUVELLE

Notez la différence de longueur et le fait que la seconde adresse n’a ni voie ni numéro.

Pierre Dupont
Le Lieu-Dit
99987 Petit Village
Une adresse anglaise

Le code postal contient des lettres et est placé seul sur sa ligne.

Mr John SMITH
1 Vallance Road
Bethnal Green
LONDON
E2 1AA
Une adresse russe

Outre l’alphabet cyrillique, on peut avoir beaucoup de lignes.

Пьянков Андрей Сергеевич
ул. Ореховая, д. 25
пос. Лесное
Алексеевский р-н
Воронежская обл.
Россия
247112
Au Japon

Les systèmes d’adresse japonais (il y en a plusieurs) commencent par le code postal et autorisent une adresse (hors nom) sur une seule ligne ; ici pour l’ambassade de France – l’une ou l’autre variante :

〒106-8514 東京都港区南麻布4-11-44
4-11-44 Minami-Azabu, Minato-ku, Tōkyō 106-8514

… et donc, comment gérer une adresse ?

Idéalement une adresse c’est deux champs libres :

  1. la dénomination complète de la personne (ou de la société),
  2. l’adresse complète.

C’est le moyen le plus simple de gérer tous les cas possibles.

S’il existe des contraintes de vérification (légales, marketing…) n’oubliez pas que :

  • Chaque pays a son format spécifique, donc ses règles de validation propres ;
  • Le système de stockage doit permettre de gérer tous ces différents cas ;
  • Certains éléments fréquents (numéro dans la rue, type de voie…) sont en réalité facultatifs.

Les nombres, les monnaies et tout ce qui va avec

Le formatage des nombres – sous forme numérique – dépend de la langue, et parfois de la culture au sein d’une même langue.

Le système numéral

Si beaucoup de langues utilisent les chiffres dits « arabes (occidentaux) », ce n’est pas systématique. D’ailleurs, beaucoup de pays arabes se servent des chiffres « arabes orientaux » différents des premiers…

Les séparateurs décimaux et « de milliers »

Le séparateur décimal d’un nombre varie selon la langue, tout comme le séparateur de milliers. L’article Wikipedia en anglais est assez complet sur la question.

D’ailleurs, le séparateur de milliers porte assez mal son nom, parce que dans certains cas les chiffres sont groupés par autre chose que par milliers : on trouve de groupements par 10 000 (groupes de 4 chiffres) ou des formes plus complexes, et des exceptions (1000 et non 1 000).

Le cas des monnaies

Pour afficher un prix, le logiciel doit prendre en compte toutes les contraintes d’affichage des nombres, et y ajouter :

  • La gestion du symbole monétaire, qui peut être placé avant ou après, avec ou sans séparateur.
  • L’affichage de la partie fractionnaire de la monnaie (« centimes », mais ce n’est pas toujours des centièmes), qui peut être très différente1 sur une même monnaie selon le pays.
  • Le nombre de chiffres sur la partie fractionnaire peut différer selon la monnaie, avec des exceptions (2 chiffres pour l’euro, mais 3 chiffres pour certains produits comme l’essence au litre).
  • Les règles légales d’arrondi dans les calculs et affichages qui peuvent varier.

D’ailleurs, si quelqu’un connait une référence des formats d’affichage des prix selon le pays, ça m’intéresse.

Taxes, paiement et frais de livraison

Puisqu’on parle de monnaies, les implémentations des systèmes de taxes, de frais de livraisons et des moyens de paiement sont très variées selon les pays.

  • L’Amérique du Nord a un système de taxes atrocement compliqué2.
  • La Russie (et tous les très grands pays) doit gérer des livraisons complexes, sans prix connu à priori.
  • Chaque pays a ses habitudes et ses prestataires en matière de règlement.
  • Sans oublier que forcer le paiement sur un fournisseur unique peut engendrer des commissions importantes pour le consommateur international.

Est-ce qu’il y a pire comme bazar culturel à gérer que les prix ? Peut-être bien…


  1. Certains pays affichent la partie fractionnaire comme un nombre à virgule normal, d’autre ont des affichages plus exotiques comme une partie fractionnaire mise en exposant, ou un symbole monétaire qui sert de séparateur décimal. On peut donc avoir des écritures comme 12,34 €, 12.34€, 1234, 13€34… Certains pays, comme la Belgique, utilisent aussi le tiret pour remplacer la partie fractionnaire dans un prix entier : 12,00 € deviendra 12.— €.
  2. Un cliché veut qu’un système de commerce électronique en ligne américain gère très mal les langues et pays variés, mais très bien les taxes ; tandis qu’un système européen gère très bien les langues et pays, mais très mal les taxes complexes.

Les calendriers, dates et heures

Calendrier et dates

Non seulement tous les pays n’utilisent pas le même calendrier, mais en plus, en considérant le seul calendrier grégorien :

  • Chaque pays a plusieurs formes d’affichage des dates (courte en chiffres, longue avec le nom du jour et le mois en lettres, intermédiaires) ;
  • Certains éléments (comme le nom des jours ou des mois) n’existent pas dans toutes les langues ;
  • Au sein d’une unique langue, le format peut changer (10/02/2019 en France, mais 10.02.2019 en Suisse) ;
  • Au sein d’un même type de format et pour une même langue, l’ordre des composantes peut varier selon le pays1 ;
  • La norme officielle peut n’être usitée par personne dans la vie courante.2

Même les données associées à un calendrier qui ne sont pas directement des dates sont variables !

  • Le jour qui commence la semaine n’est pas toujours le même (lundi en France, dimanche aux USA)
  • Le calcul du numéro de la semaine en cours est donc dépendant du pays

Pour l’affichage correct d’une date à l’utilisateur, on doit connaitre sa langue et son pays. Wikipédia a un tableau assez complet sur le sujet
Pour la communication avec d’autres systèmes d’information, il faut impérativement employer une norme sous peine de graves erreurs.

Quelques mots sur l’heure

Comme les dates, chaque langue et chaque pays a ses petites habitudes pour afficher l’heure. Mais surtout, la terre étant approximativement une sphère, il faut aussi gérer les fuseaux horaires… Sachant que rien ne garantit que plusieurs serveurs soient à la même heure, ni même que les différents outils au sein du même serveur soient sur le même fuseau horaire (c’est possible !).

En fait, le sujet des dates et des heures est si compliqué qu’il dispose maintenant de son tutoriel dédié, que je vous invite à consulter :


  1. D’ailleurs le format bizarre mois/jour/année n’est pas employé par la langue anglaise, mais par les seuls USA et le Canada anglophone.
  2. La norme canadienne demande d’utiliser année-mois-jour, mais en réalité les francophones emploient jour/mois/année, et les anglophones mois/jour/année…

Les systèmes d'unités

La théorie est simple : tous les pays du monde, sauf les USA, la Birmanie et le Libéria, utilisent le Système International d’unités.

Sauf que nous ne vivons pas – hélas – en Théorie.

En pratique, chaque territoire a ses petites habitudes d’usage d’unités hors SI, dans tout un tas de domaines impossibles à deviner (la liste très partielle sur Wikipedia est déjà édifiante), et évidemment sans aucune forme d’uniformisation au niveau mondial. C’est tellement vrai qu’on peut avoir une unité de même nom dans une même langue qui a deux valeurs différentes selon le pays, comme le gallon qui ne définit pas le même volume selon que le locuteur est anglais (4,546 litres) ou natif des USA (3,785 litres… ou 4,405 litres en fonction du cas !).

Donc, les unités de mesure sont à internationaliser sous peine d’erreurs monumentales.

Le design et les couleurs

On touche ici à quelque chose de plus profond et de plus difficile à gérer que tout ce qui a été présenté avant, parce que beaucoup plus impactant sur le logiciel dans son ensemble.

Le design

Selon la culture, l’utilisateur va avoir des attentes différentes sur ce qu’est un bon design : ce qui sera considéré comme acceptable ici sera mauvais ailleurs, et inversement. L’exemple classique nous vient d’Extrême-Orient, où les designs très chargés en texte semblent appréciés.

Voici la une d’un grand quotidien conservateur japonais et un quotidien français de même sensibilité :

De même avec les unes d’un grand journal sportif japonais et de son pendant français :

C’est hélas difficile de véritablement jouer sur ce point tant les modifications et spécificités que ça imposerait sont importantes.

La signification des couleurs

Les couleurs ont une symbolique plus ou moins claire mais surtout très dépendante de la culture. Là aussi, c’est presque impossible à gérer en pratique ; ce point existe surtout pour signaler un risque de contresens.

Par exemple, les bourses occidentales signalent les gains en vert (positif) et les pertes en rouge (négatif) ; mais les bourses extrême-orientales comme celle de Hong-kong ou Séoul, donnent les gains en rouge (faste) et les pertes en vert (néfaste).

Les contraintes politiques et légales

Internationaliser un logiciel, et le rendre officiellement disponible dans tel ou tel pays, c’est aussi devoir gérer tout un tas de contraintes politiques et légales. Là, il n’y a pas le choix, il faut se renseigner au cas par cas. Ce qui revient souvent, c’est :

  • Les obligations et restrictions techniques : hébergement de données dans une zone précise, interdiction de technologies…
  • La représentation de pays sur les cartes1 : la liste des territoires contestés est telle qu’il est impossible d’avoir une carte considérée comme vraie pour tous les pays ; une carte est donc un élément à traduire dans sa géographie.
  • La censure sous toutes ses formes.
  • Les politiques de modération des contenus publiés par les utilisateurs.
  • Les contraintes à la publication et à l’achat en ligne.

  1. La Mer du Japon s’appelle « Mer de l’Est » en Corée. Ça, c’est facile, ça se gère avec la traduction. Plus difficile : représenter le Cachemire comme intégralement en Inde est une obligation légale en Inde.

Eh oui ! Les différences culturelles ont de gros impacts sur l’application, sa technique et son ergonomie. Les points d’attention, non exhaustifs, sont les suivants :

  • Soyez d’une grande tolérance dans la façon dont vos usagers se nomment, les désignations sont très variées de par le monde.
  • Les adresses postales sont tout aussi diverses – et les bases d’adresses jamais à jour.
  • Chaque culture a sa manière d’afficher un nombre, ses petites manies pour gérer les prix, et ses règles légales de paiement.
  • Le calendrier grégorien n’est pas le seul existant, et même en son sein on trouve des différences d’utilisation notables.
  • Le Système International d’Unités n’est hélas pas encore universel.
  • Une « bonne ergonomie » est un concept culturel, ceci jusque dans le choix des couleurs.
  • Dans tous les cas, n’oubliez jamais les piles de lois locales.

Évidemment, gérer autant de spécificités implique des contraintes purement techniques, qui sont l’objet de la partie suivante.