Je partage ici mon avis de prof (de maths) dans un établissement difficile, voire très difficile, de banlieue parisienne.
Le point de vue des sciences de l’éducation et des profs
Je n’ai pas les références précises, n’étant pas moi-même didacticien, mais il fait relativement consensus dans la communauté éducative et en sciences de l’éducation, que les groupes de niveaux ça ne marche pas. Parce que ce n’est pas fait pour. Ce qui fonctionne, c’est la mixité. C’est ce qui est le plus bénéfique pour la société. Elle permet aux élèves les plus fragiles, voire faibles, de se maintenir confrontés à des apprentissages ayant un contenu sérieux. Et aux bons élèves de ne pas se maintenir dans l’entre-soi, ce qui leur permet de développer d’autres compétences (empathie, capacités pédagogiques, patience, oralité, etc.). Malheureusement, cette mixité n’a jamais existé tant la ségrégation scolaire est importante. Pour une raison simple : les classes moyennes ou supérieures développent toutes sortes de stratégies pour éviter la mixité et recréer de l’entre-soi ; là, il y a des dizaines de travaux en sciences sociales qui le démontrent, il suffit de regarder la sociologie dans l’enseignement privé pour s’en convaincre.
Instaurer des groupes de niveaux dès le plus jeune âge, c’est garantir que les inégalités scolaires vont se perpétuer. Ce qui est logique, puisque c’est l’objectif de la réforme. D’ailleurs, il s’avère que cette année au niveau 6e, ça a déjà été testé dans le cadre du pacte enseignant. Les élèves de 6e, à raison d’une heure par semaine, sont réparti⋅es dans des groupes de niveaux, les élèves les plus faibles étant dans des groupes à effectifs réduits. Et quelle surprise : les écarts se creusent. Qui aurait pu prévoir. Avec le groupe des plus fragiles, on ne fait que de la remédiation, donc les élèves n’avancent pas. Et avec les élèves plus solides, résolutions de problèmes, prise d’initiative, raisonnements déductifs, etc. Comme si les élèves aux résultats les plus bas n’étaient pas capables de réfléchir ou de prendre de initiatives.
Les enjeux de société
Cette réforme est inique, régressive et inventée par une classe de bourgeois dominants qui veut à tout prix ne plus avoir dans les pattes la plèbe pour enfin, enfin, pouvoir être entre gens sérieux et avancer ; parce que bon tous ces pauvres qui nous ralentissent, c’est franchement insupportable.
D’un point de vue plus idéologique et politique, imaginer une école qui instaure et même construit la ségrégation sociale, non merci. En l’état actuel des choses, on peut encore envisager l’hypothèse que les phénomènes de reproduction sociale sont des dommages collatéraux non souhaités du système scolaire. À titre personnel, j’en doute fort mais admettons. Avec une réforme comme celle qui arrive, l’illusion s’effondre : on officialise le fait que l’école est là pour trier.
Au-delà des grands principes, la vraie vie
Enfin, du côté organisation concrète et logistique, il ne faut vraiment avoir jamais mis les pieds dans un collège pour penser que ça peut être bénéfique pour les élèves. Les chef⋅fes d’établissement s’arrachent déjà les cheveux sur les emplois du temps et sur la répartition des services.
Je vais essayer d’expliquer comment les choses s’organisent. C’est un peu fastidieux, même parmi les profs, nous sommes nombreux⋅ses à ne pas avoir toutes les subtilités. En route pour un petit cours sur la DHG.
La DHG
La dotation horaire globale, c’est le nombre d’heures d’enseignement qui sont attribuées à chaque établissement pour assurer une semaine de cours. Elle est composée de deux parties :
- la partie réglementaire — Les programmes nationaux indiquent le nombre d’heures de cours de chaque matière par semaine.
- la marge d’autonomie — À la partie réglementaire, on ajoute trois heures par classe, avec lesquelles l’établissement fait un peu ce qu’il veut. On répartit ces heures librement pour faire des demi-groupes ou du co-enseignement, par exemple.
Le nombre d’heures par semaine attribuées à l’établissement est donc le nombre d’heures réglementaires + 3, multiplié par le nombre de classes. La chose à comprendre est que les 3 h de marge peuvent être utilisées de façon libre. Si un collège compte 4 classes de sixième, cela donne 12 heures de marge. Mais ces heures-là peuvent être attribuées à d’autres niveaux. Par ailleurs, toutes ces heures ne sont pas des heures élèves mais des heures profs. Attribuer 2 h de marge à une classe, cela ne veut pas dire que la classe aura 2 h de cours supplémentaires : si par exemple on fait du co-enseignement ou des demi-groupes, le nombre d’heures de cours de la classe n’a pas augmenté, mais on a consommé 2 h prof au lieu d’une seule.
Je passe un peu sur certains détails, mais à cela on ajoute un certain nombre d’heure annexes si dans les établissements il y a des dispositifs particuliers (ULIS, UPE2A, sections sportives, CHAM, etc).
La construction des services
Une fois la DHG obtenue (en général c’est en février-mars, on est en plein dedans), les équipes se réunissent pour répartir les moyens. Outre le fait que de façon systémique, on manque de moyens horaires pour travailler, il est assez facile de comprendre qu’un mécanisme aussi pervers ne peut rien créer de bon. Comment arbitrer entre les demi-groupes en langues vivantes ou les TP en sciences, sachant que l’on n’a pas assez d’heures pour tout faire ?
C’est chaque année une source de stress pour les équipes et une grande inquiétude de voir que nous devons renoncer à des dispositifs pédagogiques par manque de moyen horaires et humains.
L’énorme arnaque avec le projet de groupes de niveaux est que… les rectorats ne prévoient pas les heures d’enseignement qui vont avec ! Les collèges devront se débrouiller pour faire les groupes en prenant sur leur marge.
Le financement des groupes de niveaux
C’est là une partie du piège. Cette marge de 3 h, déjà insuffisante, est en théorie laissée librement aux mains des équipes pédagogiques pour mettre en place des dispositifs adaptés à chaque établissement. Par exemple, dans le collège où j’enseigne, on fait beaucoup de co-enseignement en histoire-géographie, en sciences (SVT et physique-chimie), et plutôt des demi-groupes en langues. En maths, cela dépend des niveaux.
Mais dans d’autres endroits, le co-enseignment sera peut-être moins adapté et les équipes préféreront des groupes. C’est un choix.
Avec la réforme, on ne choisit plus rien : on devra flécher les moyens vers les groupes de niveaux en 6e. Si ça nous coûte la moitié de notre marge totale, tant pis. Pas le choix, on le fera et il n’y aura plus de groupes en langues ou de TP en sciences. Et en l’état actuel des hypothèses de travail dans mon collège, le coût en heures de marge de la réforme augmente de 24 h ! Soit la totalité de la marge d’autonomie de 8 classes.
C’est quand même du grand n’importe quoi. On va aller supprimer des heures de TP en sciences, des groupes en langues ou du co-enseignement en histoire géographie pour faire des groupes de niveaux dont on ne veut pas et que la totalité de la communauté éducative rejette. À l’heure actuelle, des dispositifs pédagogiques existent déjà en établissement ; ils ont été réfléchis et longuement élaborés via un travail d’équipe conséquent. Pourquoi venir tout démolir à grands coups de bulldozers et remplacer tout ça par des groupes dont on ne veut pas ?
La question reste donc entière : comment faire pour permettre à nous nos élèves de réussir le mieux possible et pour limiter la reproduction scolaire ? C’est en fait assez simple :
- cesser de financer l’enseignement privé par de l’argent public. Mécaniquement, toutes la classe moyenne reviendra vers le public et sera là pour revendiquer des conditions d’apprentissage assainies pour tout le monde.
- flécher réellement les moyens financiers et humains vers les établissement les plus pauvres, sans faire semblant que c’est déjà le cas.
Ce que demandent les équipes dans les bahuts n’est pas compliqué : diminuez le nombre d’élèves par classe, faites en sorte qu’il ne pleuve plus dans les couloirs ou dans les cantines, pourvoyez les postes d’infirmières scolaires ou d’assistantes sociales. Et si possible on aimerait bien qu’il fasse plus de 14 °C dans les classes pendant l’hiver et moins que 32 °C à partir de juin.
C’est là que sont les vrais problèmes. Brandir des groupes de niveaux, c’est détourner le regard de l’essentiel, au bénéfice des populations déjà les plus favorisées. Comment ne pas y voir un acte délibéré de la part d’un gouvernement qui veut défendre les intérêts de sa classe sociale, en jouant sur « la baisse du niveau » ?