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Puisque mon arrangement vous a plu, je suis allé un poil plus loin pour le coucher sur une partition que vous pouvez télécharger en PDF.
Dans ce billet, je vais détricoter ce morceau pour vous, en vous expliquant sa construction pas à pas. Cela aidera les plus téméraires à s’en approprier la partition, et surtout, ça vous montrera comment les notions théoriques du tuto de jazz peuvent être utilisées dans la pratique.
À vrai dire, cela sera surtout l’occasion pour moi de prendre un peu de recul pour digérer mon travail et faire mieux, ou plus facilement, la prochaine fois.
L'intro et la coda
Tout morceau qui se respecte doit avoir une introduction et une conclusion (une "coda") qui diffèrent du thème principal.
Une intro qui plante le décor et attire l’attention
Pour l’intro, je ne me suis pas pris la tête et j’ai repris (et légèrement modifié) celle de Kent Hewitt que je trouve absolument géniale dans le contexte.
Ce que je trouve génial, c’est ce petit arrière-goût des musiques de Danny Elfman (qui a composé notamment les musiques des films de Tim Burton, dont, bien sûr, L’étrange Noël de monsieur Jack…) qu’elle m’évoque. C’est à la fois léger et un peu énigmatique, et cela plante tout à fait le décor : personnellement je visualise immédiatement des flocons de neige qui tombent doucement dans la nuit.
Cet aspect "Elfman" est dû à l’ambiguïté qui s’installe dès les deux premiers accords : E♭ (mi♭, sol, si♭) puis C♭ (do♭, mi♭, sol♭)1. En effet, le premier est la tonique de la tonalité de Mi♭ majeur, alors que le second y est étranger, car il appartient à la tonalité mineure parallèle (Mi♭ mineur). Vu que ce sont les deux premiers accords de tout le morceau, on n’a encore aucun point de référence, et on ne peut pas encore savoir si nous sommes en majeur ou en mineur : il faut écouter la suite pour le découvrir, et celle-ci (B♭ puis E♭m, V-I) semble nous installer en Mi♭ mineur. Sauf que…
Après un F (fa, la, do) que l’on peut considérer comme un simple accord de passage, on tombe sur une demi-cadence (II-V) qui fait renaître l’ambiguïté : F° (Fa diminué, fa, la♭, do♭) est le second degré de Mi♭ mineur, et B♭7 est sa dominante, mais cette dominante est colorée avec une treizième majeure (sol). Cette couleur un peu spéciale, qui éclaircit le tableau, est caractéristique d’une tonalité majeure (sol est la tierce majeure de E♭).
Alors quoi ! On est en majeur ou en mineur ? Il faut se décider maintenant !
En fait, ce sol n’est pas si ambigu que cela. C’est un indice très fort qu’on est de retour en majeur, et l’accord de tonique qui va suivre nous le confirmera… Sauf que l’intro s’arrête ici pour l’instant, suspendue par un point d’orgue (qui indique que l’interprète peut rester aussi longtemps qu’il le jugera bon) sur l’accord de dominante : c’est un moyen rêvé pour attirer l’attention des gens et les faire entrer dans le morceau en créant une tension, une "attente".
Et ça tombe bien car c’est à ça que ça sert, une intro : à ce moment précis, en principe, toutes les bouches sont fermées et les oreilles grandes ouvertes.
La coda : les mêmes ingrédients, mais sauce jazzy
Quitte à avoir repiqué l’intro de Kent Hewitt, j’aurais pu faire comme lui et la réutiliser telle quelle en guise de coda car c’est une pratique assez courante. Cela dit, le morceau change de style pendant son développement, et adopte notamment un feeling plus jazz, raison pour laquelle j’ai trouvé judicieux de modifier la coda en conséquence.
Les accords sont les mêmes, mais abaissés d’une octave, et la mélodie passe exactement par les mêmes points, mais en étant plus bavarde car les deux mains chantent en contrepoint (c’est-à-dire qu’elles chantent deux mélodies indépendantes l’une de l’autre) entre les accords de façon un peu trainante, pour faire sentir le rythme ternaire et les croches swinguées.
Bien évidemment, cette fois, je ne m’arrête pas sur l’accord de dominante (j’ai d’ailleurs viré la treizième du B♭7 et rajouté un do — la neuvième — ce qui le transforme en un B♭9, plus neutre), et je le résous sur l’accord final du morceau : E♭6/9, c’est-à-dire un accord de Mi♭ majeur (mi♭, sol, si♭), avec une sixte (do) et une neuvième (fa).2
Vous remarquerez peut-être que sur la vidéo, je ne la joue pas exactement telle qu’elle est écrite ici. En fait, je ne la joue pas deux fois de la même façon : j’applique exactement la même transformation, mais au feeling, de façon aléatoire.
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Ça fait toujours un peu bizarre d’écrire ou de dire "do bémol" alors que c’est un si que l’on joue sur le clavier, mais la distinction a son importance : le "si" du ton de Mi♭ est forcément un si♭ pour former une quinte juste avec la tonique. Cette note que l’on entend ici est en fait le sixième degré de la gamme de mi♭ mineur, c’est-à-dire un do que l’on a abaissé un demi-ton : un do bémol, quoi.
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Notez que le do, dans cet accord, s’appelle une sixte et non une treizième, car pour qu’il y ait une treizième, il faut que l’accord contienne aussi une septième, ce qui n’est pas le cas ici : la sixte remplace la septième. Par contre, on a bien une neuvième (fa), car la tierce est également présente dans l’accord, sans quoi ce fa serait appelé une seconde.
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Premier couplet
On entre maintenant dans le vif du sujet. Après avoir fait entendre la neige qui tombe, c’est le moment de bien faire comprendre qu’on est dans un vieux Disney de Noël plutôt qu’un Tim Burton.
Pour ce faire, j’ai suivi grosso-modo la recette des magrets de canard au barbecue : « un peu de sel et beaucoup de miel »1 !
Cette partie va être assez dense en théorie. Mais je vous rassure, une fois que nous l’aurons passée, plus le morceau s’enfoncera dans une ambiance jazz, plus la théorie sera simple.
Ce que j’appelle le sel, ce sont les couleurs surprenantes qu’on ajoute aux accords pour les rendre intéressants (spicy), et le miel, c’est le fait que les notes "secondaires" des accords (les notes qui ne sont pas celles de la mélodie) sont reliées entre elles par des approches chromatiques : ça donne un aspect "onctueux" à la musique, et "sucré" car ici tout est très clair, majeur, heureux.
"Chestnuts roasting on an open fire"
L’harmonie d’origine
Cette première phrase n’implique pas vraiment de mouvement en termes d’harmonie : elle se contente de descendre bien gentiment sur la gamme de mi bémol majeur en s’arrêtant sur la tierce. On pourrait donc, dans l’absolu, jouer un E♭Maj7 ou un E♭6 et le tenir pendant les deux mesures : ça fonctionnerait pareil et resterait parfaitement consonant.
Si les accords changent, c’est surtout pour créer de l’intérêt.
Dans la première mesure, on monte simplement d’un ton sur le degré II (Fm7, qui a ici la fonction pré-dominante — ou sous-dominante, c’est selon) puis on continue cette montée diatonique pour atterrir sur un III-VI-II-V des plus classiques en Mi♭ majeur. Si vous avez lu le tuto sur le jazz, vous devriez reconnaître cette cadence puisqu’elle est utilisée à l’identique dans Autumn Leaves.
Réharmonisation
Pour réharmoniser ces deux mesures, j’aurais pu me contenter d’ouvrir le Beaudouin (Jazz mode d’emploi) et chercher une substitution qui va bien pour ces deux mesures de Mi♭ dans l’un des nombreux tableaux qu’il contient. À vrai dire j’aurais peut être dû le faire pour les fois où cette phrase est répétée… mais je n’y ai pas eu recours.
À la place, j’ai exploité le fait que la mélodie descend sur une gamme pour harmoniser celle-ci en drop 2, parce que cette technique est hyper efficace dans ce contexte : elle permet de créer une harmonie dense qui en jette tout en restant intelligible, de souligner à fond la tonalité dans laquelle on se trouve (ce qui est bienvenu après l’ambiguïté de l’intro), et surtout, elle colle parfaitement à l’ambiance que je vise2.
Pour ce faire, il "suffit" de :
- choisir un accord de départ et une gamme : ici E♭6 (mi♭, sol, si♭, do) et la gamme de mi♭ majeur,
- placer l’accord en le renversant de manière à ce que sa note la plus aiguë soit celle de la mélodie : ici le premier renversement.
- prendre la note immédiatement sous celle de la mélode et la "dropper" (la donner à la main gauche une octave plus bas), ici la sixte, do.
- faire bouger toutes les voix conjointement à la mélodie, sur la gamme de mi♭ majeur.
Notez que j’aurais pu choisir l’accord E♭Maj7 au lieu de E♭6, ça aurait pu fonctionner pareil. Cela dit, l’accord 6 est plus doux, plus consonant que l’accord Maj7, et ici ça tombe parfaitement puisque :
- On finit la descente sur un E♭Maj7, donc toujours un accord de tonique,
- La main gauche chante la même descente que la mélodie du prochain vers (de do vers mi♭),
- Le mouvement de la seconde mesure est plus joli (je vous laisse essayer en guise d’exercice pour vous en convaincre).
Rattraper la cadence d’origine
Parlons maintenant de la seconde mesure, justement.
Ici on est censé jouer un III-VI-II-V, mais on démarre sur un E♭Maj7 plutôt qu’un Gm7, soit deux degrés plus bas. Il faut savoir que les degrés I et III sont interchangeables en harmonie (on appelle cela une substitution diatonique), donc on peut tout à fait continuer à coller à l’harmonie sous-jacente. Il suffit de trouver un mouvement gracieux pour "rattraper" la cadence d’origine. Et vu que c’est une cadence jazz, s’il y a une sorte de règle tacite à retenir, c’est que c’est forcément possible grâce à des mouvements chromatiques (demi-ton par demi-ton).
Considérons que l’on cherche à retomber sur le Fm7 (le II) deux temps plus loin.
En jazz, une pratique courante pour passer du degré I au degré II en deux mouvements est d’utiliser un accord diminué pour faire une montée chromatique (#I°7). On peut notamment retrouver le même genre d’artifice dans le standard Someday My Prince Will Come (oui oui, "Un jour mon prince viendra", la chanson de Blanche-Neige… de Disney ). Ici, c’est exactement ce qui se passe : on réalise une transition entre E♭Maj7 (mi♭, sol, si♭, ré) et Fm7 (fa, la♭, do, mi♭) en passant par E°7 (mi, sol, si♭, ré♭). Comme les choses sont bien faites, harmoniquement parlant, cet accord diminué peut être vu comme un C7♭9 amputé de sa fondamentale, c’est-à-dire la dominante de Fm7, c’est-à-dire… le VI du III-VI-II-V qu’on cherche à rattraper. Remarquez que pour "réaliser" (voicer, faire entendre) cette transition, les deux mains font un mouvement contraire : la main gauche (la "basse") monte chromatiquement de mi♭ vers fa, et la main droite (la voix "alto") descend chromatiquement de ré vers do, ce qui est particulièrement satisfaisant à l’oreille !
Enfin, notons que le B♭7 a été coloré avec une ♭9 (do♭), car cela poursuit le mouvement de descente chromatique de la voix alto. C’est la fameuse couleur que j’appelle "Disney dominante" dans un autre billet.
Soufflons ! Le plus gros du travail est fait en termes d’ambiance. Dans la suite de ce couplet, il va simplement s’agir de continuer gentiment sur cette lancée en respectant l’harmonie d’origine, ce qui va demander beaucoup moins d’efforts !
"Jack Frost nipping at your nose"
Mélodiquement, le second vers réalise la même descente que le premier sur la gamme de mi♭ majeur, mais une tierce plus bas.
Harmonie d’origine
En termes d’harmonie, cette phrase module temporairement de Mi♭ majeur vers une tonalité voisine, La♭ majeur (un bémol de plus), en utilisant pour ce faire le mouvement canonique du jazz : II-V-I. Rien que de très classique ici. Le D♭7 est plutôt intéressant en revanche : on verra plus loin que c’est une dominante secondaire.
Juste une touche de couleur
Pour rester dans les sonorités mielleuses du premier vers, il n’est pas nécessaire de ré-harmoniser ici, d’autant que l’on module, donc il vaut mieux ne pas faire trop de folies pour rester intelligible. On peut se contenter de colorer les accords :
On remarquera que le do♭ du E♭7(♭13) est en réalité une note de passage, qui permet d’attaquer la tierce dd A♭Maj9 (do) avec une discrète transition chromatique. On ne lésine pas sur le miel, j’ai dit !
Vous remarquerez peut-être sur la vidéo que la basse descend une octave plus bas. Comme précédemment : c’est un peu au feeling, mais il vaut probablement mieux de ne pas descendre trop bas, trop dense, trop vite, trop intense, au début du morceau, pour se laisser une marge d’évolution "facile" pour la suite.
Substitution du triton
On en arrive à ce D♭7 qui sonne on ne peut plus jazz. Pour augmenter le contraste, j’attaque la basse avec une petite appogiature. Cet accord de dominante crée une transition vers la phrase d’après qui démarre sur un…
Sol bémol quelque chose ?
Bien essayé, mais non ! Ce D♭7 va se jeter dans un Cm7.
Il remplace la dominante de Cm7 (qui serait normalement G7), grâce à un mécanisme très courant en jazz que l’on appelle une substitution tritonique (tritone substitute). Pour expliquer cette substitution, examinons G7, qui est remplacé ici :
- basse : sol,
- tierce : si,
- septième : fa.
Examinons maintenant D♭7 :
- basse : ré♭,
- tierce : fa,
- septième : do♭ (= si)3
Comme vous le voyez, la tierce du premier accord est la septième du second, et inversement, et ces deux accords sont distancés l’un de l’autre par un triton. Vu que les deux notes les plus significatives des accords (tierce et septième) coïncident, on peut utiliser l’un à la place de l’autre pour remplir la même fonction harmonique. Le second effet kiss cool, c’est que la substitution tritonique de l’accord de dominante approche la tonique (ici Do) par le demi-ton supérieur. C’est une astuce redoutable pour créer de l’intérêt (le changement de basse surprend, mais l’approche chromatique la rend "légitime" à l’oreille), mais dont il ne faut, bien sûr, pas abuser.
Ce qui est bon à noter ici, c’est que l’harmonie d’origine contient une substitution, ce qui veut dire que lorsque l’on reviendra sur cette phrase, on pourra éviter de se répéter simplement en utilisant la substitution inverse, ce que l’on ne manquera pas de faire au prochain couplet.
"Yule-tide carols being sung by a choir (and…)"
Nous voilà donc en Do mineur, mais au vu des deux derniers accords, vous vous doutez que l’on ne va pas y rester très longtemps.
Comme pour le tout premier vers, l’harmonie est ici très simple, on pourrait tenir le Do mineur pendant une mesure et demie que ça marcherait tout aussi bien. Au lieu de cela, la lead sheet nous indique un mouvement de basse :
- On monte d’un demi-ton (substitution tritonique de G7),
- Puis on redescend : do, si♭
- Pour arriver sur un II-V-I en…
Allez, je vous laisse le deviner. Quelle est la tonalité dont Am7 et D7 sont les degrés II et V ? Vous aurez la réponse avec la prochaine phrase.
En attendant, contentons-nous de faire chanter ces accords, sans transformation particulière :
Notez qu’on ne fait pas sonner le Am7 d’entrée, mais qu’on étale sa réalisation sur un temps pour que la transition soit plus douce, car il est étranger à la tonalité de Do mineur.
"People dressed like eskimos, (Ev’rybody…)"
C’est le moment de répondre à la question que je viens de vous poser : Am7 et D7 de la mesure précédente amorcent un II-V-I en…
… Sol majeur, et purée, c’est beau !
Cette tonalité est assez éloignée de Do mineur (on retire 3 bémols et on gagne un dièse, ce qui fait un bon tiers de tour sur le cycle des quintes), donc ça surprend : ce GMaj7 éclaire énormément le tableau, donc il faut le faire sonner avec un gros voicing bien stable.
De la même manière après ce passage en Sol majeur, on module avec un II-V-I en Sol♭ majeur (ce qui est également un bond de géant : on rajoute 5 dièses d’un coup, ou bien on vire un dièse et on rajoute 6 bémols d’un coup), mais ça marche car en réalité, on réalise exactement le même II-V-I qu’avant, juste un demi-ton plus bas.
À la fin de cette ligne, nous enchaînons sur le couplet suivant, donc "nous rentrons à la maison", harmoniquement parlant, avec, quelle originalité, un II-V-I en Mi♭ majeur.
Contentons-nous d’arpéger pour adoucir ces grosses modulations, et ajoutons une pincée de ♭9 Disney sur les accords de dominante :
Et voilà le travail.
-
Laissez reposer les magrets 30–45 minutes dans le gros sel après avoir fait de légers croisillons au couteau sur le côté gras. Badigeonnez d’un mélange de miel, d’huile et d’herbes de Provence. Faites cuire au barbecue, 6–7 minutes côté gras au-dessus d’une barquette d’alu, 2–3 minutes côté viande, puis saisissez une dernière fois avec un aller-retour au-dessus des braises pour obtenir une cuisson bien rosée et une peau légèrement croustillante. Et dépêchez-vous de vous rasseoir après avoir servi parce que ça va pas rester très longtemps dans le plat !
↩ -
En fait, sur une bête gamme majeure, ça m’évoque l’ouverture de La Belle et le Clochard… Plus mielleux que ça tu meurs !
↩ -
(Soupir !) J’en ai un peu marre d’écrire des notes de bas de page sur l’enharmonie. En harmonie, a fortiori en jazz, do♭ et si sont enharmoniques. On peut considérer que c’est le même son (la même hauteur), même s’il existe d’autres contextes musicaux (qui prennent leur source avant le XIXe siècle) dans lesquels on n’a "pas le droit" de dire ça, blablabla… Bref, vous avez compris.
↩
Second couplet
Bon, l’ambiance et l’harmonie sont maintenant confortablement installées, on peut donc relâcher un peu l’attention des auditeurs. La mission de ce second couplet est de partir bas en termes de surprise (donc d’intérêt), pour faire remonter la sauce jusqu’à un pic de tension avant le break.
Une bonne façon de s’y prendre est de réchauffer des idées déjà exposées précédemment sans pour autant se répéter tout à fait puis… plaf ! tout changer d’un coup.
"(… knows) A turkey and some mistletoe"
Dans le premier couplet, cette phrase était harmonisée en drop 2. Bien sûr ça ne peut marcher qu’une fois, mais rien nous empêche de rappeler cette idée en harmonisant le second passage en tierces, et en faisant chanter cette fois la main gauche sur l’harmonie d’origine.
Quant au III-VI-II-V, on peut tout à fait le jouer "comme à l’école", en voicings à trois notes : on ne l’a encore jamais fait, et ça fait le café sans trop attirer l’attention.
"Help to make the season bright"
Drrrrrriing ! Debout là d’dans !
C’est maintenant qu’il faut contraster et commencer à faire monter la sauce. Au piano on a un artifice tout indiqué pour ça : il suffit de doubler la mélodie à l’octave supérieure. Et pour ne pas perdre les couleurs de l’harmonie on ajoute simplement des notes à l’intérieur de ces octaves. Typiquement des tierces ou des sixtes.
Entre ça et la main gauche qui reprend la même idée qu’au précédent couplet mais avec plus de notes, et en descendant plus grave, la musique devient instantanément plus dramatique.
Notez enfin que, comme on se l’est promis la dernière fois, on a défait la substitution tritonique de G7 par Db7, et ça passe crème.
"Tiny tots […] will find it hard to sleep tonight"
On arrive au point culminant. Pour une fois, je vais traiter deux vers en même temps, vous allez comprendre pourquoi. Le but du jeu ici est très simple : il faut que ça en jette un max !
Harmonie d’origine
Ici l’harmonie diffère du premier couplet. Voici ce que suggère la lead sheet :
- La première ligne réalise le même travail qu’auparavant sur Do mineur : on sait déjà que l’on va substituer G7 à D♭7.
- La seconde ne module plus en sol, mais enchaîne sur un III-VI-II-V en Mi♭ majeur : au lieu d’un GMaj7, le II-V-I de la première ligne nous jette dans un Gm7
Éclaircir le tableau
Cette seconde remarque a une implication assez subtile, et je vais devoir prendre le temps de vous l’expliquer. Si on a un II-V-I en Sol mineur, alors l’accord du II ne devrait plus être Am7 mais Am7♭5, en gros il faut rajouter un mi♭ dans cet accord. Essayez et vous verrez que ce mi♭ est très joli. Cela dit, cet accord demi-diminué, aussi joli soit-il, assombrit beaucoup le tableau, or regardez les paroles (tiny tots with their eyes all aglow), elles suggèrent l’inverse : un éclat, quelque chose de lumineux. Comment faire pour concilier ce mi♭ avec une harmonie qui s’éclaircit au lieu de s’assombrir ?
Après m’être pas mal gratté la tête, j’ai fini par trouver une solution dont je suis particulièrement content : j’ai rajouté un fa comme basse de ce Am7b5, ce qui le fait sonner comme un F9, et ça marche !
Dans la même veine, j’ai également modifié l’accord précédent pour augmenter ce sentiment d’éclaircissement :
- en insistant sur la treizième de Cm7, la♭, avant que ce la ne devienne bécarre,
- en mettant des quartes dans la main droite, ce qui sonne plus moderne et plus "neutre" (moins "mineur"),
- en faisant surtout confiance à mes oreilles…
Clairement, la raison principale pour laquelle cette phrase est arrangée de cette façon, c’est d’abord parce que je trouvais ça beau.
Les influences ont la vie dure…
En fait, ce n’est pas du tout un hasard si je trouve ça beau.
Rétrospectivement, après être arrivé à ce résultat tout en arpèges mouvementés, je me suis fait la remarque que j’étais quand même vachement hanté par le Clair de lune de Claude Debussy, que j’ai appris il y a presque 20 ans ! En effet, dans cette pièce, Debussy "peint" à un moment les nuages qui s’écartent pour dévoiler la lune dans toute sa clarté et c’est instinctivement les mêmes éléments que j’ai utilisés ici :
- L’harmonie est ici utilisée de façon "impressionniste" (comme de la peinture), si j’ose dire, pour souligner les paroles,
- Des arpèges fous,
- Une harmonie qui s’éclaire.
Bon, en soi, c’est pas bien grave : on a vu bien pire comme référence, mais c’est bon d’en être conscient, et surtout de l’assumer. Juste, j’insiste sur le fait que ce n’était pas délibéré.
La conclusion en "boîte à musique"
Après un aussi gros accord, il faut retomber doucement. Ici, je ne me suis pas pris la tête, j’ai simplement harmonisé le III-VI-II-V-I en Mi♭ de façon "scolaire", mais en restant dans les aigus, ce qui a tendance à faire sonner le piano comme une boîte à musique, du genre de celles avec lesquelles j’endors mon fils depuis 3 ans. Simple, efficace, et tout à fait à propos (les paroles sont : will find it hard to sleep tonight).
Le break
Après ces deux premiers couplets, il est indispensable de jouer quelque chose :
- de différent,
- de facile à entendre,
- mais qui continue à sonner "Noël".
Je ne suis vraiment pas aller chercher loin ni longtemps, j’ai arrangé ce break comme une ballade jazz un peu générique, notamment (on va le voir tout de suite) parce que l’harmonie de ce break ne demandait que ça.
La lead sheet
Alors :
- II-V-I en La♭ majeur,
- II-V-I en La♭ majeur,
- II-V-I en Sol♭ majeur,
-
Une descente chromatique :
- si
- si♭ (la septième du C7)
- la (la tierce du F7)
- la♭ (la tierce du Fm7)
- II-V-I en Mi♭ majeur.
Clairement, le jazz est tout indiqué ici.
L’accompagnement
Vu qu’il faut que ce soit facile à écouter, on va créer une main gauche bien régulière qui alterne entre une basse et un accord (comme du stride, mais lent). Pour voicer les accords, j’ai fait très simple : j’ai repris exactement les voicings d’un exercice de II-V-I grâce auquel mon prof m’a introduit aux couleurs plus tôt dans l’année.
Il y a peu à dire sur ce break : c’est assez banal comme accompagnement et seuls quelques éléments méritent notre attention, comme le deuxième II-V-I en La♭ où j’ai un peu changé la coloration de l’accord de dominante (E♭7♭9) pour éviter de créer une dissonance entre l’accord et la mélodie.
Pour épicer un peu les choses, vous remarquerez que j’ai ajouté un petit contrechant dans la main droite, pour compenser l’aspect un peu répétitif de la mélodie. Pour ce genre de chose, il n’y a pas de recette : c’est les oreilles qui décident. D’ailleurs, je ne rythme jamais tout à fait ce contrechant deux fois de la même façon.
Enfin, vous ne manquerez pas de noter l’indication "double-time swing" sur la toute dernière mesure de ce break : en effet, le rythme change de façon très remarquable pour le dernier couplet, et c’est dès maintenant, sur ce II-V-I en Mi♭, qu’il faut l’installer, alors qu’il n’y a rien de particulier à entendre à part la basse. Ce que ça implique (on l’expliquera dans la prochaine section), c’est que les croches sont maintenant régulières : ce sont les double-croches que l’on fait swinguer.
Dernier couplet
Pour ce dernier couplet, il ne s’agit surtout pas de revenir aux arpèges mielleux du début : puisque le break a commencé à faire entendre du jazz, jouons du jazz pour de bon !
Pour ce dernier couplet, j’ai adopté trois éléments qui font que ça pulse :
- Le rythme : double-time swing,
- La main gauche qui joue une walking bass, c’est-à-dire comme une contrebasse,
- La main droite qui se place en syncope par rapport à l’accompagnement.
Alors bien sûr, ce couplet écrite sur la partition comme le reste, mais il ne faut surtout pas apprendre chaque note par cœur : il est infiniment préférable d’apprendre à manipuler ces trois éléments pour les utiliser comme on le sent sur l’instant. Le jazz est d’abord une musique improvisée : si vous voulez en garder l’esprit, il est indispensable que vous y ajoutiez votre propre sauce.
Pour cette raison, je vais surtout vous expliquer comment fonctionnent ces trois éléments dans cette section, avant de reprendre la partition pour expliquer la fin du couplet.
Double-time swing
Le double-time swing, c’est le fait de "tout doubler" : les durées des notes sont doublées, mais aussi le tempo. Sur la partition cela se traduit par l’adoption de croches régulières (comme si c’était des noires) et de double-croches swinguées (comme si c’était des croches).
Vu que le rythme devient beaucoup plus vif, cela donne l’impression qu’on a accéléré, alors que dans l’absolu, la mélodie continue à chanter à la même vitesse.
Walking bass
Vu que la pulsation de base du swing est maintenant deux fois plus rapide, il devient intéressant d’adopter un walking bass à la main gauche, car celle-ci consiste à jouer une note de basse sur chaque temps. Ici, vu que le rythme est doublé, on va jouer une note sur chaque croche. Sur le principe, cette technique est très simple : chaque fois qu’on change d’accord, on s’impose de jouer la fondamentale de cet accord, et le reste consiste à relier ces fondamentales en essayant de faire des mouvements pas forcément parfaitement conjoints (même si c’est mieux), mais qui ont "du sens" : des approches chromatiques, des sauts d’une quinte ou d’une octave… tout est bon !
Bref, il faut simuler une contrebasse, et de préférence de façon improvisée. Par contre, aussi simple que soit le principe, la technique elle-même demande pas mal de temps et d’entraînement pour la maîtriser (je ne la maîtrise pas encore vraiment moi-même, perso…), car c’est un peu comme si on séparait notre cerveau en deux parties d’égale importance.
L’autre difficulté, c’est que la main gauche devient assez monotone rythmiquement, et donc qu’il faut impérativement harmoniser la main droite, et la syncoper pour faire sentir le swing.
Suggestion d’arrangement
Si l’on met ces trois éléments bout à bout, cela peut donner quelque chose comme ça :
Ah oui, d’un coup la partoche est bien noircie ! C’est pour ça que si vous voulez jouer ce morceau, je vous conseille de reprendre ces trois éléments au feeling plutôt que de chercher à reproduire cette partition à l’identique. C’est l’esprit de l’arrangement qui compte plutôt que le placement de chaque note.
Cela dit, vous pouvez remarquer j’ai gardé les mêmes couleurs qu’au début pour que ça soit assez raccord avec le début.
Half-time breakdown ("Although it’s been said many times, many ways")
Après un passage en "double-time" le retour s’appelle un "half-time breakdown". Cela donne l’impression que tout s’est alourdi d’un coup, et que l’on se met à marteler les choses avec conviction. Ici, je stoppe le double-time avant les deux dernier couplets pour pouvoir finir plus tranquillement.
Harmoniquement parlant, notez que j’ai repris la même idée que juste avant le break, en remplaçant le Am7 par un point d’orgue sur un F13 pour que le tableau reste bien clair. En dehors de cela, ce "half-time" sert juste de rampe de lancement pour la cadence finale.
Cadence finale
En principe, la cadence finale est un bête III-VI-II-V-I sur les paroles Merry Christmas to you. Pour l’introduire, je triple cette cadence : Merry Christmas (x3) to you. Il faut donc faire précéder ce III-VI-II-V par deux autres cadences distinctes. Voici ce que j’ai fait :
La cellule-anatole
S’il y a une cadence qui est aussi omni-présente en jazz, c’est bien la cellule-anatole (ou anatole tout court), c’est même de là que vient le fameux III-VI-II-V. Et ce n’est pas courant qu’en jazz, d’ailleurs : je suppose que vous n’êtes pas étranger au fait que la quasi-totalité de la musique populaire repose sur les 4 mêmes accords, eh bien ce sont les accords de l’anatole ! Ici, j’ai fait précéder ma cadence finale de deux anatoles en Mi♭ majeur… que j’ai bien sûr pris soin de réharmoniser. Regardons comment.
Une anatole en Mi♭, à la base, c’est :
E♭Maj7, Cm7, Fm7, B♭7
Dans la première cadence (Gm7, Cm7/A♭, Fm7/B♭, B°7), j’ai substitué Gm7 à la tonique (c’est une substitution diatonique, on l’a vu plus haut), puis j’ai simplement créé un mouvement de basse qui monte, jusqu’au Si diminué qui n’est rien d’autre qu’un B♭7(♭9) privé de sa fondamentale.
La seconde cadence est un peu plus de l’hyperespace (ça sort des balises habituelles du système tonal). Car j’ai utilisé des substitutions beaucoup plus contemporaines : on peut les voir comme des substitutions tritoniques sur des accords qui ne sont pas de dominante. En gros, j’ai remplacé Cm7 et Fm7 par des accords 6/9, très ouverts, qui se situent à un triton des accords d’origine. Pour revenir sur E♭Maj7, j’utilise un mouvement que certains appellent une "cadence Nintendo", car cette cadence a été extrêmement utilisée pour les musiques de victoire dans les jeux vidéo : ♭VI - ♭VII7 - I. Je ne m’attarderai pas là-dessus dans ce billet, si ça vous intéresse on verra ça une autre fois.
Enfin, je termine avec le III-VI-II-V-I d’origine, que j’ai pris soin de colorer avec des ♭9 Disney, avant d’enchaîner sur la coda.
Et voilà, un gros pavé énorme.
Maintenant, je peux passer à mon prochain morceau…