Suite à son passage à la convention NAMM 2018, Adam Neely a fait ce lundi un constat assez critique : alors que nous sommes en pleine révolution numérique depuis déjà un bon moment, l’industrie et la pratique de la musique accusent globalement une décennie de retard technologique, et peinent énormément à s’approprier et exploiter les dernières trouvailles en termes de technologie grand public.
Sans être forcément enclin à (ni qualifié pour) développer ou discuter cette opinion, je dois avouer que cela fait écho à une autre remarque connexe que je me suis faite ces dernières semaines : dans la tonne de ressources que j’ai pu consulter ces deux dernières années, personne ou presque ne semble avoir fait le rapprochement entre la facilité de moyens que nous avons pour nous enregistrer de nos jours et l’apprentissage de la musique, ni n’a cherché à présenter l’auto-enregistrement comme un outil méthodologique d’apprentissage de la musique.
L’autre moitié de ce constat, c’est le contraste que je mesure avec la réalité de ma propre pratique, à savoir que le fait de tenir depuis quelques mois une petite chaîne YouTube sur laquelle j’essaye de stocker régulièrement des auto-enregistrements (deux fois par mois en moyenne) est sans conteste l’une des pratiques qui me font le plus grandir et m’apprennent le plus de choses, tant sur mon propre jeu et ma progression, que sur mon rapport à moi-même et à la musique, et sur l’état d’esprit que doit adopter un musicien (ou même, je suppose, n’importe quelle personne engagée dans une activité créative) dans les situations qu’il est forcément amené à affronter à un moment ou un autre.
En bref, j’estime que cet outil méthodologique, que je ne vois conseillé ni expliqué pratiquement nulle part, est une aide inestimable pour progresser et acquérir des tas de choses qui ne s’enseignent pas, à condition de savoir ce qu’il peut apporter, comment l’utiliser, mais également ses limites.
Bien que j’aborde rapidement le sujet dans ce tutoriel, je voulais profiter de la tribune pour traiter plus profondément la question, en me basant sur ma propre expérience, ainsi que des considérations d’ordre plus général, voire… philosophiques.
- Quand il faut être son propre professeur
- L'enregistrement, et les leçons que l'on peut en tirer
- Toute méthode a ses limites…
Quand il faut être son propre professeur
D’abord, voyons sur quels aspects l’auto-enregistrement peut complémenter un prof de musique, et quelquefois compenser son absence.
Le point de vue de l’auditeur
Commençons par enfoncer une porte ouverte : la musique est comparable à un langage en ce qu’elle est un moyen de communiquer des impressions et des émotions. En somme, nous sommes l’émetteur d’un message, et s’écouter revient simplement à se mettre à la place du récepteur de ce message, pour s’assurer que celui-ci entendra bien ce que nous essayons de transmettre.
Même si cela peut paraître évident, il me semble important d’établir dès maintenant ce postulat de base :
Ce que nous entendons et comprenons lorsque l’on joue (ou chante) peut être très différent de ce qu’un auditeur va entendre et comprendre en nous écoutant.
Cela est dû à plusieurs causes dont certaines nous donneront du grain à moudre pour la suite.
- Le plus évident, c’est que nous nous situons à une position différente de celle des auditeurs par rapport à notre instrument. Pire, on peut même sentir cet instrument vibrer, ce qui altère (et enrichit) notre perception de la musique que nous produisons.
- Par ailleurs, on ne perçoit pas uniquement le son (physique) que nous produisons. Nous entendons également dans notre tête, ou plutôt nous pensons activement la musique en la jouant. On peut appeler ce phénomène l’audiation1.
- Le « temps musical » est flottant. Suivant notre niveau de concentration ou d’excitation émotionnelle, la perception que nous en avons peut se distordre (typiquement, si l’on joue un passage très difficile avec des triolets de double-croches, ou un autre beaucoup plus calme avec uniquement des blanches, à tempo égal, le métronome ne semblera pas aller à la même vitesse).
- Parfois, on est tellement concentré sur le fait de jouer certaines notes que l’on ne fait plus forcément attention à tout ce qui les entoure : un guitariste ne fait pas franchement attention au bruit que fait le frottement de ses doigts lorsqu’il les déplace sur des cordes en acier, un pianiste peut tellement se concentrer sur un passage délicat pour sa main gauche que celle-ci va noyer la mélodie jouée par la droite, etc.
Pour toutes ces raisons, cela vaut la peine de prendre régulièrement la place de l’auditeur en écoutant ce que nous venons de jouer, pour vérifier que la musique que nous avons produite est conforme à ce que l’on en attend. En fait, il s’agit de savoir intuitivement comment s’exprime cette différence de perception, pour mieux jouer ce que l’on souhaite faire entendre.
Par définition un professeur devant lequel on joue a toujours le point de vue d’un auditeur, et donc le point de vue qu’il faut pour nous indiquer ce qui va ou ne va pas dans ce que l’on joue. D’ailleurs, n’importe quel professeur de musique, de même que n’importe quel ouvrage didactique, dira toujours qu’il faut s’écouter en jouant. Le fait de s’enregistrer et se ré-écouter va juste un peu plus loin que la mise en application de ce conseil : il s’agit de prendre la place du professeur lorsque celui-ci n’est pas là, et a minima de se donner les moyens de boucler pour corriger ses défauts techniques les plus évidents.
Intonation, vocabulaire et émotions
Au-delà de la correction de défauts (ce que peut faire un professeur), il peut y avoir des choses à vérifier dont vous seul(e) pouvez être au courant : typiquement, vérifier que ce que vous jouez et votre intonation correspondent aux émotions que vous cherchez à exprimer, ce que cette musique vous inspire et est censée inspirer à votre auditoire.
C’est particulièrement évident lorsque notre objectif est de créer notre propre musique, mais cela s’applique également dans une large mesure à l’interprétation de la musique romantique (c’est-à-dire le grand pan de la musique que l’on confond aujourd’hui avec le « classique », et qui a démarré avec Beethoven), et peut-être également, mais dans une moindre mesure, à une lecture contemporaine des musiques baroque et classique2.
On pourrait se dire qu’avant de chercher à exprimer quoi que ce soit, il faut déjà avoir un certain niveau sur son instrument, et je suppose que cela doit être vrai pour des instruments sur lesquels il est déjà difficile de sortir une note à la base, mais il ne faut pas perdre de vue que si l’on a choisi d’apprendre à jouer de la musique un beau jour, c’est probablement parce que la musique nous a touché d’une manière ou d’une autre et que l’on a voulu apprendre à en faire autant. Jouer des notes en rythme, c’est bien, mais la finalité de tout cet apprentissage va quand même bien au-delà de la simple exécution de gestes techniques : il s’agit d’envoyer un message, de communiquer des émotions en accord avec une esthétique particulière, celle qui nous plaît.
Quelle que soit notre approche de la musique, il importe de se demander dès le début si l’on aime ce que l’on joue et la façon dont on le joue. Sans ça, comment savoir dans quelle direction nous devons progresser ?
Et pour cela, quelle meilleure méthode que de comparer régulièrement, objectivement et le plus justement possible, ce que l’on joue à ce que l’on désire jouer ?
Cela peut paraître idiot, mais même si vous en êtes à vos premiers pas, à jouer des choses très simples, il est bon de se demander si ça sonne comme vous le voudriez. Il existe des milliers de façon de jouer J’ai du bon tabac ou Ah vous dirais-je maman : comment les entendez-vous dans votre tête ?
Cultiver son oreille : un cercle vertueux
En s’efforçant de réduire cet écart entre ce que l’on joue effectivement et ce que l’on voudrait entendre, non seulement on cultive son vocabulaire et ses moyens d’expression, mais on se force également à écouter ce que l’on entend dans notre tête, à le décomposer, et à l’analyser pour le reproduire : on cultive son "oreille interne".
Ce qui est particulièrement intéressant, c’est qu’au fur et à mesure que l’on assimile de nouvelles notions en musique (par exemple : "Le mode lydien sonne clair, aérien, apaisé…") on se met à les entendre à leur tour et à les incorporer dans cette "oreille interne". Ainsi, l’idéal vers lequel on cherche à se rapprocher évolue lui-même, se sophistique et se perfectionne avec le temps, en parallèle de notre jeu et de nos moyens d’expression.
En quelque sorte :
- Plus on s’écoute, plus on se rapproche de ce que nous dicte notre "oreille interne", plus on est expressif, mieux on joue,
- Pour peu que l’on soit curieux, mieux on joue, plus on progresse, plus on s’attaque à des projets ambitieux/techniques,
- Plus on s’attaque à des projets nouveaux/ambitieux/techniques, plus les notions que l’on assimile sont sophistiquées et variées,
- Plus on s’approprie de notions variées, plus notre oreille est encline à les entendre, plus notre vocabulaire musical s’enrichit,
- Lorsque l’on entend de nouvelles choses, on ajuste notre cap pour réussir à les jouer, et pour cela on s’écoute.
- Da capo accelerando.
Ce qu’il est surtout important de noter, c’est que ce que je viens de décrire est un travail purement individuel. Un prof peut éventuellement vous donner des exercices d’entrainement de l’oreille (reconnaître et savoir chanter une tierce majeure, reconnaître un accord complexe formé par juxtaposition de deux triades, reconnaître le moment où un improvisateur a opté pour une gamme phrygienne dans son solo…), il peut vous aider à identifier ce que vous entendez spontanément lorsque vous improvisez, mais il ne peut pas décider à votre place si ce que vous entendez vous plaît et si vous voulez l’incorporer ou non à votre vocabulaire.
C’est là que réside toute la subtilité de l’enseignement de l’improvisation et le savoir-faire des profs de jazz, d’ailleurs : être suffisamment directif pour nous guider et instaurer un dialogue prof-élève, pour nous faire découvrir du vocabulaire nouveau et nous apprendre la grammaire qui vient avec, sans pour autant nous imposer ce que l’on devrait entendre ou non.
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Ce terme est un anglicisme de ma part, repris de la théorie d’Edwin Gordon sur l’apprentissage de la musique. ↩
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Je sens que les poils viennent de se hérisser dans la nuque de certains à l’idée d’une interprétation romantique ou contemporaine de l’œuvre de J.S. Bach… Si c’est le cas merci de ne me caillasser qu’après vous être assuré que vous n’écoutez les œuvres classiques et baroques que jouées dans toute leur pureté, par des orchestres accordés selon le système acoustique et le La de ces époques, soit réellement telles qu’elles ont été pensées par leurs compositeurs. ↩
L'enregistrement, et les leçons que l'on peut en tirer
C’est moi, ça ?!
S’écouter/se voir jouer par enregistrement interposé quand on n’en a pas l’habitude, personnellement, je trouve que c’est un peu comme visionner cette vidéo-dossier que vos parents avaient précieusement conservée pendant des années pour la ressortir à vos potes ou votre petit(e) ami(e), et dans laquelle vous vous revoyez ado, avec un look ridicule, commettre je-ne-sais-quel acte légendaire depuis gravé dans le folklore familial : c’est… difficile et malaisant.1
Oui, ça, c’est vous qui vous lâchez sur votre instrument, enregistré(e) avec des moyens d’amateur, filmé(e) sur un téléphone, avec une qualité audio imparfaite, sans égalisation ni post-production. À une époque où nous consommons des quantités pantagruéliques d’audiovisuel, il faut avouer que le contraste tâche un peu, par rapport au dernier clip de votre groupe favori.
Mais vous savez quoi ? On s’en fout !
Le but n’est pas de passer des heures à régler une balance ou à faire de la post-prod, mais uniquement de s’enregistrer en appuyant sur un bouton, et voir le résultat en quelques secondes. Vous faites ça pour progresser en musique, pas pour devenir ingénieur en audiovisuel, et la qualité d’enregistrement de votre téléphone suffit largement !
À moins que vous ne disposiez déjà de matériel d’acquisition de qualité professionnelle, vous gagnerez du temps (et économiserez des sous) à simplement accepter cette qualité imparfaite. Personnellement, la seule dépense que j’aie réalisée au départ pour améliorer d’un poil la qualité de mes enregistrements a été une dizaine d’euros en câbles pour brancher directement une sortie casque de mon piano numérique sur l’entrée micro de mon téléphone, et je ne compte absolument pas faire plus d’efforts que ça avant longtemps2.
Outre la qualité audio/vidéo, il peut être également très difficile de se confronter à sa propre image sans se juger impitoyablement et injustement, et faire remonter tous vos complexes. Si vous êtes de nature introvertie, c’est même une véritable épreuve, d’autant que jouer de la musique et essayer d’exprimer des émotions profondes a quelque chose de très intime. Pour être déjà passé par là, croyez-moi sur parole : plus vous vous enregistrerez, plus vous supporterez facilement cette image de vous. En fait, pour peu que vous vous concentriez sur ce qui compte réellement dans ces enregistrements, vous n’y ferez même plus attention car vous allez prendre le contrôle de cette image.
Je suppose que vous voyez dès maintenant poindre l’aspect « développement personnel » de la chose, à savoir tout ce méta-jeu qui ne s’enseigne pas, ne relève pas de la pratique d’un instrument à proprement parler, mais vous aide cependant à devenir meilleur musicien.
Trouver le bon état d’esprit
L’état d’esprit, c’est tout à fait le genre de chose à laquelle on ne pense pas quand on cherche à rationaliser sa méthode de travail, mais qui, une fois que l’on essaye de l’appliquer, conditionne énormément le succès ou l’échec de l’opération. S’enregistrer pour juger au mieux sa propre performance n’est pas évident, et dépend beaucoup de ce qui nous passe par la tête. Si je synthétise les divers conseils que j’ai glanés à droite à gauche chez de gens beaucoup plus diplômés et chevronnés que moi, voici ce qu’il en ressort.
Pendant les prises, se détacher
Le réflexe qui nous vient naturellement, lorsque l’on s’enregistre, c’est de se dire que la moindre fausse note, la moindre hésitation va passer à la postérité, et donc se focaliser sur le fait de livrer une performance parfaite en faisant attention à ne pas commettre la moindre erreur. C’est une réaction humaine et normale, mais c’est paralysant, parce que c’est un facteur de stress conséquent, et ce n’est pas du tout ce dont vous avez besoin.
Même si c’est difficile, il faut se conditionner pour laisser couler quand vous faites des erreurs, et continuer à jouer sans plus vous en soucier que cela. Sur un morceau de plusieurs minutes, vous aurez forcément des petits ratés ; qu’importe ! Jouez jusqu’au bout et refaites une prise si vous le voulez ensuite, mais ne vous arrêtez pas : il est impératif de se détacher de ses erreurs. Celles-ci ne sont pas graves. Si vous vous destinez à jouer devant un public un beau jour (ce qui est, somme toute, le cas le plus probable de tous), vous ferez forcément face à ce genre de situation, et le fait d’apprendre à laisser couler quand vous êtes chez vous avec votre téléphone pour seul public est le minimum que vous pouvez faire pour vous habituer à garder la tête froide le jour où vous jouerez devant 300 personnes3.
En fait, il ne s’agit pas tant d’apprendre à réagir à ses erreurs, que d’accepter, au plus profond de soi, que l’on va en faire quoi qu’il arrive, et que ce n’est pas grave. Dans l’idéal, il faudrait faire complètement abstraction du fait qu’on est en train de s’enregistrer.
Paradoxalement, c’est quand vous aurez accepté de faire des erreurs que vous n’en ferez plus, parce que vous aurez libéré votre tête de cette appréhension pour mieux vous concentrer sur ce que vous jouez.
Rien que cet apprentissage justifie en lui-même de s’enregistrer régulièrement…
Pendant la réécoute, rester objectif
Pour ne pas paraphraser ce que j’ai déjà écrit dans le tutoriel, je vais volontairement rester très synthétique ici.
Maintenant que vous vous êtes enregistré en essayant de garder la tête la plus foide possible et en essayant de faire remonter ce qui vient du plus profond que vous, il s’agit d’exploiter cet enregistrement le mieux possible. Écoutez-le en boucle et activement.
Il s’agit de vous écouter de façon critique pour déterminer ce que vous avez réussi/acquis ou non, et de caractériser votre jeu en restant dans le domaine factuel, tout en évitant le plus possible de vous juger.
En somme, c’est maintenant, et seulement maintenant que vous devriez faire attention à vos fausses notes, mais aussi à votre intonation. Si vous avez cherché à improviser ou qu’une partie relève de votre propre création, faites attention au vocabulaire que vous avez employé : est-il varié ? Adapté à l’idée que vous en aviez ?
À la fin de cette écoute :
- Comparez-la à ce que vous auriez voulu entendre.
- Listez au moins trois éléments que vous avez aimé dans cette interprétation.
- Choisissez UN ÉLÉMENT (un seul, pas plus), que vous estimez devoir travailler. S’il y en a plusieurs, choisissez le plus important, travaillez-le, puis enregistrez-vous à nouveau quand vous vous sentez prêt(e) et voyez si vous avez réussi à le corriger (ou au moins l’améliorer) avant de passer aux autres (s’ils sont toujours là…).
Recommencez l’opération jusqu’à ce que vous arriviez à un enregistrement raisonnablement satisfaisant, et gardez ce dernier pour la postérité (ou plutôt pour vous y référer à l’avenir) avant de passer à votre prochain morceau.
Publier ses enregistrements ?
Comme je l’ai écrit dans l’introduction de ce billet, en ce qui me concerne, depuis peu, lorsque j’estime avoir fini de travailler une idée individuelle (par opposition à "une notion de mes cours"), je stocke la vidéo correspondante en public sur ma chaîne YouTube. À première vue cette démarche peut sembler curieuse (et relever du shitpost, d’autant que je ne suis absolument pas un pro !), mais elle entre totalement dans la continuité de cette boucle d’apprentissage, alors permettez-moi de m’y attarder un instant.
S’inscrire dans une démarche à long terme
D’abord, l’idée de tenir une chaîne pour cela, c’est déjà de profiter d’un endroit commode pour stocker ces vidéos et s’y référer à l’avenir. À ce titre je suis assez curieux de ce que j’entendrai et penserai quand je ré-écouterai mes vidéos actuelles dans plusieurs mois/années. Je pense que je serai plutôt content de mesurer à quel point j’aurai progressé ce jour-là. En somme, cela permet déjà de garder une trace de sa progression sans risquer de perdre ces données, et accessoirement de pouvoir les retrouver ou les partager facilement. De plus, le fait que cette activité soit datée me permet aussi de me rendre compte depuis quand je n’ai pas joué quelque chose de différent, et c’est une chose à laquelle je fais particulièrement attention : ne pas tourner en rond et continuer à avancer. Pour en finir avec les raisons triviales : ces vidéos sont publiques tout simplement parce que cela n’a aucun sens à mes yeux de jouer de la musique que les gens ne peuvent pas écouter.
Le mythe de Sisyphe et son application
Maintenant que les banalités sont couvertes, venons-en aux points vraiment intéressants.
Un des intérêts de poster ses enregistrements en public, c’est qu’il s’agit de faire la démarche consciente et délibérée de soumettre son travail à la critique du monde entier. Ce qui est important là-dedans, c’est que cela présuppose d’assumer les heures passées à travailler derrière chaque vidéo. En cochant la case "public", on coche mentalement une case j’ai fini de bosser là-dessus et je suis prêt à entendre ce que les gens en pensent. C’est une façon de boucler la boucle.
Ce qui peut surprendre, en revanche, c’est qu’au lieu de tomber sur une critique impitoyable, ce à quoi l’on se retrouve confronté, c’est l’indifférence générale. On publie une vidéo dans laquelle on joue un morceau de musique qui nous a demandé des heures de travail, on s’est efforcé de faire remonter des pensées et des sentiments intimes dans notre interprétation, peut-être d’y mettre encore plus de soi que l’on ne saura jamais le faire à l’oral, ça a demandé un travail sur soi assez profond et on se sent finalement prêt à affronter la critique du monde entier, mais le monde entier ne l’entend pas, ne s’en rend pas compte, n’y voit qu’une vidéo amateur lambda et n’en a rien à foutre.
Ça, chers lecteurs, c’est le moyen rêvé de ne jamais oublier une leçon primordiale, valable pour toute activité artistique ou créative :
Un morceau que l’on joue et enregistre n’est pas un aboutissement en soi.
Ce qui importe, c’est de le jouer plutôt que de l’avoir joué, ou de le composer plutôt que de l’avoir enregistré. C’est parce que tout ce travail et ces efforts que vous avez mis dans cet enregistrement sont porteurs de sens pour vous que l’aboutissement de ce travail et de ces efforts ne devrait en avoir aucun. Une fois cette vidéo réécoutée et publiée, la seule chose qu’il convient de faire est de reprendre votre progression.
Ainsi, et j’en conviens, c’est une vision très personnelle de la chose : je me sers de l’indifférence du monde entier pour me rappeler, si besoin, que mes enregistrements ne devraient jamais avoir aucune valeur intrinsèque à mes yeux, contrairement au travail que je concède sur mon instrument pour les réaliser, et donc que je devrais tourner la page et me remettre au travail plutôt que de m’attarder dessus.
À ce sujet, le même Adam Neely que j’ai cité en introduction de ce billet a réalisé une vidéo particulièrement intéressante dans laquelle il raconte l’anecdote de son récital de fin d’études à l’université de Berklee et en lui donnant l’éclairage du mythe de Sisyphe d’Albert Camus, ce qui rejoint complètement la démarche que je viens d’expliquer.
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Les anglophones ont un mot spécial pour ça : cringeworthy. Littéralement "qui donne envie de se recroqueviller en boule". ↩
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À moins de vouloir m’essayer à la MAO un beau jour et brancher mon piano en MIDI sur une carte d’acquisition externe… Mais c’est un tout autre sujet. ↩
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Cela dit, pour avoir déjà tenté — et adoré — cette expérience, je trouve qu’il est même beaucoup plus facile de jouer devant plusieurs centaines de personnes d’humeur festive que de m’enregistrer tout seul. ↩
Toute méthode a ses limites…
Maintenant que je viens de vous vanter copieusement le bien-fondé et la valeur de l’auto-enregistrement comme outil pour progresser et mesurer sa progression en musique, il faut faire bonne mesure en vous rappelant ses limites.
Attention à ne pas entrer dans une boucle fermée !
Ce billet décrit un cycle : on joue, on s’écoute, on progresse, on joue, etc.
Ce cycle ne représente pas la totalité de votre progression. Il faut surtout éviter de tomber dans le travers qui consiste à croire que vous progresserez seulement en vous réécoutant. Il est tout aussi important d’écouter les autres. Les autres styles, les autres musiciens, les autres instruments. Seul(e), on ne peut pas alimenter indéfiniment la machine, il faut lui injecter régulièrement du carburant, de l’inspiration, de nouvelles idées et de nouvelles notions.
La musique s’apprend d’abord par imitation. L’innovation ne vient que longtemps après, lorsque notre oreille a correctement assimilé les notions apprises.
Cela ne remplace pas un professeur
Même si la première section de ce billet peut le laisser croire, cette méthode ne remplace pas un professeur. En ce qui me concerne, j’applique cette méthode en complément des cours que je prends, de manière à en optimiser les bénéfices. Notamment, le fait de prendre des cours permet justement de garder le cycle ouvert dont je parle juste au-dessus : je laisse le soin à mon professeur d’injecter des idées nouvelles dans la boucle, et de me faire découvrir de nouvelles techniques et notions dans un ordre cohérent.
Comprenons-nous bien : je ne suis pas en train de dire qu’on ne peut pas apprendre seul, mais plutôt qu’avec un prof, cet apprentissage restera toujours beaucoup plus efficace, et que la méthode que je décris ici ne saurait se substituer à un prof.
Il y a enregistrement et enregistrement
Étant donné que ce qui me branche personnellement, c’est plutôt le jazz et l’improvisation, je ne saurais trop vous rappeler qu’il y a un univers en dehors de la musique écrite et enregistrée : l’enregistrement dont je parle dans ce billet est un outil de travail. Il est compatible avec l’apprentissage de l’improvisation, mais pas du tout comparable avec la production de musique enregistrée dont les préoccupations et la finalité sont très, très différentes.
Les méthodes d’enregistrement moderne n’ont d’ailleurs rien à voir avec ce que je décris ici, et je suis probablement la dernière personne à pouvoir en parler dans un billet.
Pour conclure… euh… merci de m’avoir lu.
Je m’aperçois que j’ai été très bavard, j’espère au moins que vous trouverez certaines des idées que je viens de développer dignes d’intérêt.