En voilà un titre paradoxal comme on les aime ! Rassurez-vous, ce billet est très sérieux.
Ce week-end, j’ai découvert que Scott Bradlee avait écrit un cours où il explique comment ragtimifier n’importe quel morceau, ce qu’il est connu pour faire avec énormément de talent. Si vous ne connaissez pas Scott Bradlee et que vous ne savez pas ce qu’est le ragtime, voici un cours de rattrapage express en 2 minutes 30 :
En quelques mots, le ragtime (ou le stride), c’est sautillant, hyper technique (surtout pour la main gauche qui demande une précision extrême), syncopé, et très rapide.
Dans son cours, qui n’a pas vocation à être un cours magistral mais plutôt à aller droit à l’essentiel, les conseils sont évidemment plus rares que dans une masterclass, mais s’il y en a un qui a retenu mon attention, c’est ce conseil que toutes les ressources sur la musique répètent en boucle et à l’infini :
COMMENCEZ LEEEEEEEEEEENTEMENT !
Cette directive, pourtant très simple, personne ne l’applique (moi le premier, je l’avoue, mais je me soigne !), ou bien on l’applique mal, en n’allant ni assez lentement, ni pendant assez longtemps. On se croit tous bien plus malins que le métronome, d’autant que jamais personne n’explique en quoi c’est si important.
À force de voir ce conseil répété partout, j’ai fini par me poser très sérieusement la question : pourquoi ?
C’est l’objet de ce billet.
Pourquoi on garde le pied au plancher
Examinons déjà les raisons pour lesquelles nous sommes si nombreux à ignorer ce conseil pourtant si simple. Et cassons quelques idées préconçues.
L’illusion que l’on maîtrise
La raison numéro 1 pour laquelle on refuse de passer par cette étape, c’est parce que l’on se croit au-dessus de ça.
Ça ne sert à rien de s’entraîner lentement puisque je sais déjà le jouer vite !
Vraiment ? Faisons une expérience.
- Prenez un morceau ou un passage que vous pensez vraiment maîtriser.
- Enregistrez-vous.
- Repassez-vous l’audio/la vidéo au ralenti.
- Êtes vous bien en rythme ? Votre jeu est-il bien articulé ?
- Résultat garanti : non.
Acceptons une première réalité difficile : vous ne maîtrisez pas ce morceau à ce tempo. Vous avez simplement l’illusion de le maîtriser, car la vitesse lisse les défauts d’articulation.
Jouer lentement n’est PAS facile
Mais voyons, j’ai déjà appris 150 morceaux plus difficiles que ça, ça ne sert à rien, je devrais être déjà capable de le jouer parfaitement sur un tempo lent…
Voyons ça, poursuivons notre expérience :
- Réglez le métronome AU QUART du tempo.
- Jouez votre morceau/passage, sans vous tromper et en restant bien en rythme.
- Résultat garanti : Et PAF ! une note pas en place. Et BIM ! une fausse note.
Il convient maintenant d’être honnête avec soi-même et d’accepter la réalité toute nue : vous ne maîtrisez pas ce morceau du tout, et vous venez d’essayer de le jouer en croyant que vous en étiez capable, donc sans vous concentrer suffisamment pour vous donner les moyens de le jouer parfaitement.
Jouer lentement, ce n’est pas pour les noobs, c’est même très difficile parce que cela demande de maintenir le même niveau de concentration que pour jouer vite, mais pendant plus longtemps !
Un jeu de patience insupportable
Poursuivons l’expérience :
- Répétez lentement ce morceau/passage au quart du tempo jusqu’à ce qu’il soit parfait.
Oui, disons-le sans détour, c’est hyper chiant !
Ça ne ressemble à rien, c’est crispant, ça ne sonne pas, surtout que l’on perd la progression harmonique de vue et que certaines dissonnances sont affreuses lorsqu’elles sont prises individuellement, et en plus c’est difficile et il faut recommencer plein de fois. Mais n’accélérez pas pour autant ! Au contraire, calmez-vous, fermez les yeux, respirez, détendez-vous, vous allez y arriver. Nous allons voir plus loin pourquoi c’est si important d’y arriver.
Prenez dès maintenant conscience de votre pire ennemi lors de vos entraînements. Ce n’est pas l’instrument, ce n’est pas le métronome, ce n’est pas le compositeur, ce n’est pas moi, c’est votre propre impatience.
C’est elle qui vous déconcentre. C’est elle qu’il faut vaincre absolument. C’est elle qui vous empêche de progresser.
Pourquoi il est urgent de prendre son temps
La vraie, bonne et grosse raison principale, c’est parce qu’il faut donner le temps à votre mémoire musculaire pour apprendre à faire le geste parfait sans se crisper.
On peut (vraiment) se faire (très) mal
Je ne sais pas pour vous, mais depuis tout petit, je ressens assez régulièrement une petite douleur (derrière l’épaule droite) que j’appelle "le point de côté du piano", parce que c’est uniquement en jouant du piano que je la déclenche.
Certains diront que c’est le métier qui rentre, d’autres, ayant un référentiel sportif, diront que c’est une bonne douleur. En fait, je l’ai cru pendant très longtemps et j’ai toujours associé cette douleur à un progrès au piano.
La vérité ? C’est que ce genre de douleur est indicative d’une crispation, qu’elle n’a absolument rien de positif, et j’ai depuis appris à m’arrêter dès qu’elle pointe son nez.
Si vous ne voyez pas du tout de quoi je parle, essayez de jouer cette anatole toute mimi, toute enfantine, toute innocente ( ), en boucle à toute berzingue à la main gauche pendant 5 minutes de suite.
Vous commencez à avoir mal à l’avant bras ou entre les omoplates ? STOP ! Arrêtez tout immédiatement !
Lorsque j’ai travaillé I got rhythm de Gershwin, j’ai fait l’erreur d’associer cette douleur au métier qui rentre et j’ai continué allègrement parce que bon sang, ce que c’est rigolo à jouer vite !
Résultat : j’ai eu mal entre les omoplates pendant 2 semaines, pendant lesquelles je n’ai pas pu me rasseoir devant le clavier. Et quand je m’y suis remis, je ne savais plus jouer cette anatole !
Quand on ne maîtrise pas un geste, on se crispe. On ne devrait jamais se crisper, et pour cela, il faut donner le temps à ses muscles d’apprendre tous les micro-mouvements nécessaires, et de les optimiser pour les enchaîner sans faire le moindre effort.
Dès que les effets d’une crispation se font sentir, il faut faire une pause, puis recommencer très lentement, et n’accélérer que de façon graduelle, quitte à recommencer l’opération autant de fois que nécessaire si la crispation revient.
Le geste parfait est délibéré et sans effort
Le "geste parfait" est une notion que l’on associe surtout à la culture classique de la musique. Cela dit, cette notion reste valable quel que soit le style que vous jouez. Permettez-moi de la transposer à la pratique du jazz pour vous en convaincre.
Lorsque l’on joue du jazz, on doit faire deux choses en parallèle :
- Jouer les notes avec ses mains,
- Réfléchir pour décider ce que l’on va jouer pendant les 2 ou 3 prochaines mesures.
C’est donc… encore pire qu’en classique, quelque part : même si les exigences sur la perfection du geste ne sont pas du tout les mêmes, en jazz il se complémente d’un effort intellectuel simultané. Gardez cela en tête.
Jouer de la musique, c’est une activité complexe dans le sens où c’est une somme de petits gestes, de petites nuances, de petites choses précises à effectuer avec une coordination parfaite. En jazz, il y a même une activité de réflexion qui va avec : une bonne partie de cette activité est accélérée lorsque l’on connaît sa grille par cœur.
Bien sûr, il ne s’agit pas d’apprendre une mélodie à la main droite par cœur, mais plutôt une progression harmonique, c’est-à-dire savoir qu’à la prochaine mesure, vous allez changer d’accord, pour tomber… (l’info par coeur remonte automatiquement) …sur un accord de dominante (disons G7), que sur cet accord vous allez avoir le choix entre… (l’info par coeur remonte automatiquement) …la gamme de Do majeur, ou La blues, ou une gamme diminuée ou une gamme altérée, il faut en choisir une tout de suite (disons Do majeur), cette gamme… (l’info par coeur remonte automatiquement) …comprend les notes do-ré-mi-fa-sol-la-si, et ça sonnera bien si vous tombez sur la tierce de G7… (l’info par coeur remonte automatiquement) …le Si, à la fin de cette mesure pour enchaîner sur l’accord suivant qui sera… (l’info par coeur remonte automatiquement) …un CMaj7… (la mesure commence, vous tombez sur un Mi, vos mains jouent Mi, Sol, Mi, Ré, Si) etc.
Ça en fait du traitement pour sortir 5 pauvres notes !
Pour que ce traitement se fasse en temps réel, il faut que ce raisonnement (qui est monotone, même si le résultat n’est jamais le même) soit encodé dans votre cerveau, et pour cela, votre cerveau doit apprendre à le réaliser, lentement, de la même manière que les muscles de vos mains doivent décomposer lentement leurs gestes pour les réaliser naturellement, sans forcer, facilement.
Conclusion : le geste parfait peut aussi bien être cérébral que manuel. Et il s’acquiert de la même façon.
C’est un prérequis à la virtuosité
Donc, pour jouer de la bonne musique, nos gestes (y compris mentaux) doivent s’exécuter naturellement et sans effort. Ne vous êtes vous jamais senti super flatté qu’on vous dise un jour « ça a l’air drôlement facile quand on te voit faire » ?
- Si ? Alors vous comprenez de quoi je parle.
- On ne vous l’a jamais dit ? Alors travaillez lentement et je vous garantis que ça arrivera.
Ce qui nous différencie, nous commun des mortels musiciens, de tous ces virtuoses que l’on voit sur YouTube, ce n’est généralement pas l’étoile sous laquelle nous sommes nés. C’est que ces gens ont pris énormément de temps à travailler et perfectionner leurs gestes, lentement. Leur maîtrise d’exécution actuelle vous fait frémir ? Demandez à l’un d’entre eux combien de temps de travail ils ont mis derrière telle phrase de trois secondes… Ils vous répondront probablement en semaines ou bien, s’ils sont honnêtes, en mois, ou bien, s’ils mesurent réellement la totalité des éléments qui interviennent dans ces trois secondes, en années.
En prenant le temps de travailler à vitesse escargot, et en accélérant graduellement, vous apprenez (lentement mais sûrement) à vos mains les gestes qui composeront votre impressionnante dextérité de demain.
Paradoxalement, cela vous fera gagner un temps fou
On en arrive à l’aspect paradoxal de ce billet : en ralentissant, vous irez plus vite !
- Cela vous évite de développer des défauts que vous devrez corriger dans plusieurs années,
- Cela vous donne le temps d’acquérir simultanément les autres notions (harmoniques, théoriques, rythmiques) que vous êtes en train de travailler (les degrés principaux de la tonalité de Si♭ majeur, l’utilisation des accords diminués, comment improviser avec une gamme altérée sur un accord de septième…),
- Ce que vos mains auront acquis, elles l’auront acquis pour toujours,
- Si vous accélérez suffisamment graduellement, vous arriverez à la vitesse max bien plus tôt qu’en commençant à ce tempo, et avec une bien plus grande maîtrise d’exécution.
Savoir AUSSI se défouler
Comme je l’ai dit plus haut : travailler lentement use surtout notre patience. Pour cette raison, il faut aussi savoir se faire plaisir. Si je recoupe les conseils de Scott Bradlee avec ceux d’un autre prof dont je trouve les conseils particulièrement avisés (Gjermund Sievertsen) :
- Le travail lent devrait plutôt se faire en début de séance, pendant un tiers du temps de celle-ci, en guise d’échauffement (et en plus, une fois acceptée la frustration initiale, ça détend).
- La suite de la séance devrait plutôt consister à travailler votre morceau/vos objectifs actuels, pourquoi pas à vitesse normale, mais en n’hésitant pas à ralentir si vous dénichez une difficulté.
- Enfin, essayez de jouer comme si vous aviez un public (c’est-à-dire au propre), pour mesurer vos progrès.
Il est bon de se donner également, et de façon régulière, une séance pour se défouler et s’amuser (disons, une fois par semaine si vous êtes sur la base d’un travail quotidien), ne rien travailler, et jouer ce qui vous fait plaisir et que vous connaissez déjà.
Parce qu’au bout du compte, ça sert à quoi tout ce travail si ce n’est pas pour se faire plaisir ?
J’espère que ces quelques lignes vous auront convaincu de suivre ce fameux conseil-que-personne-ne-suit.
Quant à toi, Scott Bradlee, avec ta version ragtime de Super Mario, attends un peu, je vais t’en sortir une trois fois mieux… un jour, mais pas demain.
/me retourne sur le deuxième exercice du bouquin…