Chartier Denis et Rodary Estienne (eds.), 2016, Manifeste pour une géographie environnementale: géographie, écologie, politique, Paris, Sciences Po Les Presses (coll. « Domaine Développement durable »), 439 p.
Un livre qui va révolutionner la discipline ? C’est ce qui m’annonce les critiques de ce livre, qui le compare à un autre ouvrage1 sorti 40 ans plus tôt, qui se révélait critique vis-à-vis de la pratique géographique. Le titre va fort, en parlant de manifeste. Néanmoins, le format est différent : en 2017, ce n’est plus une monographie écrite par une unique personne, mais un recueil de différents articles faisant suite à un colloque. Voici ce que je retiens de cet ouvrage.
Pour résumer : le bouquin dit que la géographie doit renouer avec l’environnement, et arrêter la dichotomie société/nature. Oui, c’est paradoxal, parce que la géographie étudie la relation entre les deux.
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Lacoste Yves, 2012, La géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre, Paris, La Découverte.
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Manifeste pour une géographie environnementale
Ce qui frappe, dans ce livre, c’est l’aspect épistémologique : on réfléchit et on questionne les concepts. On a une question, en filigrane : comment adapter la géographie face aux enjeux qui se présentent ?
Dès l’introduction, la critique contre la discipline actuelle est faite, notamment sur comment elle se structure. Il y a alors deux freins qui empêchent son évolution : Pour dire simplement, il y a un rejet des chercheurs à faire du militantisme, pour garder une objectivité. Mais cela a conduit à un effet pervers : on a occulté la portée politique de la géographie. Par conséquent, en cherchant l’apolitique, les chercheurs ont embrassé l’idéologie dominante, coloniale puis néolibérale, sans pouvoir la critiquer. De plus, le rejet, historique et à raison, du déterminisme1, l’a éloigné de l’écologie2. Ainsi, il est démontré qu’une géographie alternative est possible, combinant une approche politique et écologique : le political ecology.
Cet ouvrage est composé de trois modules. Le premier, c’est « les premières charges » : on critique les dérives de la discipline (surtout de la Société de la Géographie) : le scepticisme vis-à-vis de la crise écologique. Au nom de la lutte contre la pensée de Malthus, il y a un soutien à la croissance (surtout économique). Ainsi, pour ces géographes, les écologues sont de dangereux malthusiens à combattre. Ainsi, le premier chapitre montre comment, la peur de Malthus et la critique de la conservation ont transformé les géographes en bons petits soldats du capitalisme. Le second chapitre de ce module questionne de cette spécificité française à agir ainsi, et la compare avec la géographie anglophone. Alors, pourquoi ? Les sciences sociales françaises fonctionnent en vase clos et communiquent peu avec l’extérieur. La géographie française a des atouts, comme ses liens avec l’Histoire, mais aussi des défauts, comme la séparation, absurde, entre une branche « humaine » et une branche « physique ». La géographie anglophone possède des interfaces disciplinaires (collabore avec d’autres disciplines) différentes (mais non sans mal) que celle française. Il est proposé que la géographie soit une « halle de gare », c’est-à-dire un lieu de rencontre pour les différentes disciplines. La géographie a des atouts, comme la pratique du terrain ou possède des outils conceptuels intéressants. Cela lui permet de dialoguer avec d’autres disciplines.
Le second module, « Histoire des occasions manquées » fait un retour historique sur des géographes ayant compris l’imbrication de l’humain et du monde qui l’entoure, et qui essayait d’avoir une approche moins segmentée, sur comment la géographie avait historiquement dialogué avec l’écologie : approche paysagère, animale, la limite du Raubwirtschaft (économie destructive), la prise de conscience écologique des années 1970… Mais aussi l’œuvre du géographe anarchiste Élisée Reclus ou de Carl Saueur. Bref, « pour se renouveler, la géographie a tout intérêt à puiser dans l’histoire de ses occasions manquées » (p. 166).
Le troisième module est une « mises en dialogues actuelles ». À partir d’exemples d’enjeux contemporains, il y a des pistes d’approches d’analyses. Concrètement, comme les sciences physiques s’orientent vers les sciences environnementales ou les relations entre savoir et pouvoirs. Ainsi, il est montré l’importance de l’analyse spatiale pour voir une différence entre les discours de l’État (concernant la protection des forêts) et les pratiques locales dans les feux de brousse en Afrique.
Plusieurs axes de mutations sont proposés dans cet ouvrage :
- Cosmopolitisme : La question environnementale dans le social est hautement politique. Pour y répondre, il faut composer avec un monde commun, des « exclus de la modernité » (p32) ;
- postdéterministe : On doit modifier notre cadre théorique en réarticulant nature et sociale. Il faut aussi remettre en question le progrès/croissance/développement, qui s’inscrit dans une période historique précise, et se dire que l’homme n’est pas prométhéen ;
- Monde rugueux : les sociétés ne se résument pas à l’État et il faut prendre en compte la complexité, les groupes marginaux… dans les analyses. Le monde n’est pas homogène ! Plusieurs écueils sont à éviter : le changement climatique n’est pas seulement biochimique, c’est aussi une construction sociale. Un autre écueil est de sortir des cadres conceptuels du matérialisme historique et du néolibéralisme, qui ne prend pas en compte l’analyse multiscalaire3. Le dernier est l’inverse : penser le local sans se dire que ce fameux local est imprégné du global. Le défi est donc de penser ses particularités dans un système fini et global, la planète Terre4. Dit autrement : comment faire une théorie à partir d’éléments disparates et particuliers, sans (à première vue) quelque chose les unifient5 ?
- Situé : La réflexion doit être connectée à la pratique6. De plus, la science est le produit par des êtres humains et n’est pas totalement objective. Notre vision est biaisée par notre environnement, et il faut prendre compte ce facteur. Les études faites sont faites dans un certain contexte (social, temporel, scientifique) qui doit être pris en compte ;
- Justice spatiale : Comment intégrer les questions de justice spatiale ? Dit autrement : derrière les problèmes environnementaux, il y a la question sociale. Pourquoi ce point précis ? La résolution des problèmes environnementaux est souvent d’ordre technique, et on oublie les sociétés ;
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Retour du sensible : il faut se dire que la science se fait aussi avec nos sens, et il faut un retour de l’intuitif, du sensible, voir renouer avec le non-académique, comme les poètes ou une vision du monde plus vernaculaire ;
« La connaissance géographique a pour objet de mettre en clair ces signes, ce que la Terre révèle à l’homme sur sa condition humaine et son destin. Ce n’est pas d’abord un atlas ouvert devant ses yeux, c’est un appel qui monte du sol, de l’onde ou de la forêt, une chance ou un refus, une puissance, une présence » (Dardel, 1990 [1952], p. 2–3).
- lâcher prise : il faut arrêter de surplomber le monde pour l’analyser, mais s’y plonger pleinement dedans. Il faut arrêter de vouloir tout contrôler, et se contenter d’observer, tout simplement, pour remettre de l’empathie, se mettre à la place de l’autre pour comprendre ;
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Dire quand la nature contraint exclusivement les sociétés humaines dans leurs actions, par exemple, dire que l’Afrique est sous-développée à cause du climat.
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Science étudiant la relation entre les êtres vivants et la nature.
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C’est-à-dire que ces deux cadres ne prennent en compte que le global et plus les particularités ;
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Ça parait être un truisme de dire que la géographie doit revenir à ce qui fait son essence, c’est-à-dire étudier différentes échelles (voir mon introduction à la géographie), mais des fois, il faut rappeler des bases méthodologiques…
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La géographie, c’est la tension permanente entre idiographique et nomothétique.
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Qui a dit praxis ?
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Critique
J’aime la vision proposée par cette nouvelle géographie : sortir d’une géographie froide et déshumanisée, imprégnée idéologiquement, pour avoir une approche tant critique que sensible. L’aspect pluridisciplinaire me paraît aussi intéressant, permettant de sortir des différentes chapelles. Il me semble toujours bon d’apprendre d’autres façons de penser.
Concernant la forme, je trouve une qualité variable. En effet, l’écrit peut, selon les chapitres, être trop académique (pour une pas dire illisible car élitiste), même pour quelqu’un de spécialisé. Je recommanderais de lire les chapitres dans le désordre, au gré des humeurs.
Finalement, je retiendrais la 4e de couverture :
les géographes doivent abandonner une position surplombante pour accepter que leur discipline soit transformée par l’environnement, seul moyen pour elle d’être scientifiquement et politiquement pertinente.
Pour lire d’autres critiques :
- Émilie Lavie, « Chartier D., Rodary E. (dir.), 2016, Manifeste pour une géographie environnementale, Paris, Presses de Sciences Po, 412 p. », Cybergeo : European Journal of Geography [En ligne], Revue de livres, mis en ligne le 02 septembre 2016, consulté le 02 août 2017. URL : http://cybergeo.revues.org/27767
- Yves Petit-Berghem, « Denis Chartier, Estienne Rodary (dir.), Manifeste pour une géographie environnementale. Géographie, écologie et politique. », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, 2016, mis en ligne le 16 août 2016, consulté le 03 août 2017. URL : http://lectures.revues.org/21208
- Marion Daugeard, « Pour une géographie environnementale », Confins [Online], 26 | 2016, posto online no dia 03 Abril 2016, consultado o 03 Agosto 2017. URL : http://confins.revues.org/10808
L’ouvrage est dense, et assurément, il propose différentes pistes de réflexion pour faire évoluer la discipline, afin qu’elle puisse s’adapter aux nouveaux défis. Je relirais à l’occasion différents chapitres pour redécouvrir des points particuliers !