Camouflée dans les ténèbres lugubres, une étrange créature hante les marais canadiens. Mi-fantôme, mi-mouche, elle disparaît parfois, avant de réapparaître un peu plus loin. Même sa naissance a quelque chose de morbide : la mère enterre ses enfants, qui prennent un teinte sanglante, sous la terre, dans leur cercueil chitineux, où ils passent la plus grande partie de leur vie. Puis, ils émergent de leur crypte souterraine, véritables zombies aux mille yeux. J’ai cherché longtemps cet être mystérieux aux longs membres squelettiques, sans jamais réussir à le capturer. Et puis même si je réussissais un jour à le capturer, ses pattes décharnées, zébrées de noir et de blanc, tomberaient au moindre effleurement. Pourtant, cette bestiole éphémère possède une beauté singulière.
Il s’agit de Bittacomorpha clavipes, le phantom crane fly, mieux connu sous le nom de « fantôme des marais » en français. Peu nombreux sont les mortels qui ont eux la chance de voir flotter cet être spectral au vol léger et gracieux. Venez me rejoindre dans cette aventure d’outre-tombe, où se mêlent les défunts et les vivants.
Malgré son invraisemblance, l’histoire qui suit n’est pas de la fiction. Tout ce qui est décrit dans cet article s’est réellement passé.
En terrain difficile
J’avance dans l’obscurité, sous les branches de cèdre, une main crispée sur mon filet. L’air, chargé d’humidité, est lourd et étouffant. À chaque pas, mes pieds s’enfoncent profondément dans la sphaigne, de laquelle émergent des champignons aux allures inquiétantes ainsi que des plantes carnivores. Mais pourtant, cela ne m’arrête pas : je trouverai le fantôme des marais, je me le suis promis.
Au moins, je sais que je cherche au bon endroit. La sinistre mouche que je recherche apprécie davantage que moi les lieux humides et riches en matière organique, comme les marécages et les tourbières, que l’on retrouve en bonne quantité dans les Laurentides québécoises, où je me trouve. En effet, on la trouve presque partout à l’est de l’Amérique du Nord ; on en a même trouvé au Texas et au Costa Rica! Facile de traverser de longues distances, lorsqu’on a un vol aussi léger…
L’eau s’infiltre dans mes souliers, imbibant mes chaussettes. Dire que sous mes pieds se cachent sans doute des milliers de bébés Bittacomorpha clavipes, qui attendent avec impatience de pouvoir voler librement de leurs propres ailes. Pour l’instant cependant, ils restent là à respirer au travers d’une sorte de long tuba, un siphon respiratoire. Après tout, ils se trouvent sous l’eau. N’oublions pas que les diptères sont des insectes holométaboles, c’est-à-dire qu’ils font une métamorphose complète en passant par quatre stades : l’œuf, la larve, la nymphe, et finalement l’imago, qui est la forme adulte. Le fantôme des marais ne s’envole pas avant d’avoir atteint le stade imago : en attendant, il se repose sous la terre, se contentant de filtrer les particules qui flottent dans l’eau. Il passe même l’hiver enseveli. Les larves prennent souvent la couleur des minéraux qui les entourent, qui leur forme comme un manteau, ce qui fait qu’elles peuvent prendre une teinte rougeâtre dans un milieu riche en oxyde de fer. Puis, lorsque le moment est venu, l’adulte émerge de la boue, tel un mort-vivant. Malheureusement, son existence est souvent très courte.
Je continue de marcher, enjambant parfois les obstacles qui me séparent de mon but. J’arrive bientôt à proximité d’un petit lac, rempli de nénufars. À fleur d’eau, hérissant sa surface de rides, des demoiselles bistrées (Calopteryx maculata) volent telles des petites fées. Elles sont majestueuses, avec leurs gracile corps vert métallique et leurs ailes veinées d’encre. J’adore également leur nom en anglais : ebony jewelwing (dont une traduction approximative pourrait être « aile-bijou d’ébène »).
Je m’arrête un instant sur le quai pour contempler la vision onirique qui s’offre à moi. Sur une île recouverte de sphaigne, à ma gauche, un arbre solitaire se dresse. Je me penche pour attacher mes lacets. Lorsque je relève les yeux, je reste un instant dubitatif : l’île (et l’arbre qu’il y avait dessus!) se trouvent maintenant à ma droite! Mais comment cela est-ce possible? L’île ne peut quand même pas avoir bougé toute seule! Est-ce moi qui hallucine?
En fait, c’est la magie des tourbières : les sphaignes, ces plantes qui ressemblent à des mousses, forment souvent de grandes masses flottantes, qui prennent parfois de telles dimensions que des arbres peuvent s’y enraciner. Malheureusement, les tourbières sont des écosystèmes menacés, car la sphaigne y est exploitée industriellement.
Je poursuis finalement mon chemin. Puis, soudain, je vois un éclair blanc. Hélas, il disparaît rapidement. Par contre, quelque secondes plus tard, je l’aperçois de nouveau. Enfin : j’ai trouvé le fantôme des marais!
Un fantôme ailé
Il y a quelque chose dans l’anatomie de Bittacomorpha clavipes qui lui donne une apparence presque surnaturelle : j’ai l’impression que le fantôme des marais est véritablement translucide. Les pattes du fantôme des marais sont rayées de noir et de blanc. Cela fait en sorte que, dans l’ombre, seules les rayures blanches sont visibles, alors que dans un rayon de soleil, ce sont elles qui disparaissent. Ainsi, la mouche ressemble parfois à une poussière d’étoile qui scintille dans les airs. Quelle astucieuse façon de se camoufler!
Je poursuis le fantôme des marais. Il se pose finalement sur une feuille. J’en profite pour l’examiner. Il est facile de voir que cet insecte fait partie de l’ordre des Diptères (Diptera en latin, ce qui signifie « deux ailes »). En effet, cet ordre est caractérisé par la présence de balanciers derrière les ailes, qui servent de gyroscope aux mouches lorsqu’elles volent. Il est également facile de remarquer que cet insecte fait partie du sous-ordre des Nématocères (Nematocera) — qui regroupe aussi, notamment, les moustiques —, puisque le corps, les pattes et les antennes sont très allongées.
À première vue, le fantôme des marais peut apparaître comme une bestiole insolite. Pourtant, ce n’est pas une créature dangereuse. Comme je l’ai mentionné, sa vie est très courte. En fait, elle est si courte que cette mouche n’a pas besoin de se nourrir. Bittacomorpha clavipes passe donc le plus clair de son temps à des activités reproductives. Cependant, lorsqu’elle en a besoin, elle utilise des palpes maxillaires allongés pour se nourrir de nourriture à forte concentration de sucre, comme le miellat ou le nectar.
Un trésor intangible
D’accord, il s’agit d’une bien belle créature, mais je n’ai pas oublié mon objectif. D’un rapide mouvement de filet, j’essaie d’attraper l’objet de ma convoitise. Hélas, la mouche est plus rapide que moi, et s’échappe à toute vitesse vers le ciel. Je tombe à genoux dans la boue, maudissant ce fantôme diabolique. Plus tard cette journée-là, je l’aperçois une deuxième fois, mais il m’échappe à nouveau. Je reviens donc chez moi les mains vides, mais avec une certitude : je ne me déclarerai pas vaincu. Et puis, il s’agit d’un insecte tout de même assez commun.
Je rêve encore parfois que je capture Bittacomorpha clavipes. Par contre, si jamais cette éventualité se réalise un jour, je devrai me montrer très délicat lorsque je manipulerai ladite mouche. Une des raisons pour lesquelles cette espèce est convoitée des collectionneurs, si on exclut son ineffable beauté, c’est qu’il est difficile de trouver des spécimens en bon état. Ceci s’explique par la fâcheuse tendance au fantôme des marais, au moindre contact, à détacher ses pattes, qui sont extrêmement fragiles. Il s’agit sans doute pour lui d’une façon d’échapper aux prédateurs… ou aux collectionneurs. Il est arrivé à plusieurs entomologistes de tenir entre leurs doigts un fantôme des marais, mais au moment où ils s’apprêtaient à le placer dans un contenant, l’insecte s’est démembré pour s’enfuir.
Malgré certaines croyances, les insectes sont encore très peu connus, même dans des endroits qui n’ont l’air de rien : il arrive parfois que certaines nouvelles espèces sont découvertes en plein cœur d’un centre-ville! Il est donc essentiel de leur prêter attention et d’essayer de les comprendre. Les insectes, au-delà de leur beauté intrinsèque, jouent un rôle écologique essentiel. Je ne peux donc que vous recommander d’explorer le monde qui vous entoure à la recherche de trésors minuscules. Il reste encore tant à découvrir!
Malgré tout, je n’ai jamais réussi à attraper le fantôme des marais. Et vous, réussirez-vous ?